Les anecdotes que Félicien racontait sur son enfance auraient pu rester isolées, car il n'était pas rare pour certains patients de mélanger véritables souvenirs et fantaisies. Mais cela se reproduisit de nombreuses fois durant les séances suivantes. Jamais un de mes patients ne m'avait surprise comme Félicien le fit. À chacun de nos entretiens il arrivait un moment où il me relatait tout à coup des événements qui, selon Dolorès, n'avaient rien à voir avec la vie de son mari. Pourtant Félicien donnait des détails extrêmement précis, utilisant un vocabulaire qui n'était pas le sien le reste du temps. J'ai d'abord pensé qu'il commentait tout simplement des films qu'il avait vus, mais Dolorès m'affirma qu'il ne regardait plus la télévision depuis des mois. Il ne s'intéressait plus à grand chose. Et ce qu'il faisait avec moi, il le faisait aussi avec elle, s'inventant une autre épouse, d'autres enfants, d'autres lieux.
Félicien me parla effectivement d'une femme prénommée Barbara, parlant d'elle comme de celle qui l'avait charmé un après-midi de juin 1941 alors qu'il était parti pêcher la truite. Il était rentré sans poisson mais avec une magnifique sirène à son bras qui avait renoncé à sa nageoire et ne l'avait plus quitté depuis. C'étaient là ses propres mots.
Je pris l'habitude de noter scrupuleusement ses paroles, parce que cela ne correspondait pas avec ce que je savais de la maladie d'Alzheimer. Je commençais à penser que Félicien était atteint d'une pathologie similaire mais distincte. Pourtant, plus je relisais mes notes, plus je me rendais compte que les petites « poésies » de Félicien, comme je les appelais, étaient très logiques. Ce n'étaient pas les pièces d'un puzzle arrangées au hasard. C'était un récit qui aurait pu être autobiographique, sauf qu'il ne l'était pas, de toute évidence.
Leblanc restait dubitatif. Nous ignorions encore tellement de choses ! Et puis il pensait, sans vraiment vouloir me le reprocher, que je m'attachais trop à Félicien.
Si les mois qui passaient comptaient triple pour les personnes d'un certain âge, c'était encore plus vrai pour mes patients. Non seulement les souvenirs s'effaçaient, mais le corps lui-même oubliait comment un corps devait se comporter. S'habiller devenait une épreuve, la toilette se transformait en parcours du combattant. Les gens disaient parfois qu'ils revenaient en enfance. Mais ce n'était pas l'enfance dont les parents pouvaient rêver. Je le savais d'autant plus qu'en cette dernière année du vieux millénaire, Marie fêtait ses quatre ans. La voir essayer de boutonner sa chemise pouvait déclencher des fous rires, et elle avait toujours besoin de sa maman ou de son papa pour se laver.
Félicien, lui, avait désormais besoin des auxiliaires de vie pour ça. Mes rendez-vous successifs et réguliers avec lui montraient désormais clairement que la pathologie avançait plus vite que j'aurais pu l'imaginer. Bien sûr il n'y avait pas de règle générale, mais d'après mon expérience, et celle de mes collègues, l’état de Félicien déclinait plus vite que la moyenne.
La dernière fois que je le vis, c'était chez lui. Contrairement aux usages, j'avais voulu le rencontrer dans un environnement familier. J'ai bien fait je crois, parce que ce jour-là, ses deux arrière-petites-filles étaient présentes. La plus âgée apprenait à marcher seule, et j'ai vu Félicien rire en la voyant tituber. Il semblait maintenant bien fragile, mais son rire m'a réchauffé le cœur. Il ne m'a pas reconnue, bien sûr, mais cela n'avait aucune importance.
Prochain épisode dans notre édition du 15 mars
Robert Dorazi : Robert est né dans les années 1960 dans l’Est de la France où il a fait des études de biologie. Plus tard, il a passé plusieurs années entre Angleterre, l’Ecosse et les USA, avant de revenir en France. Il a commencé à écrire des romans jeunesse dont les héros sont Hivernatien Minimus et Martin Contremage.
Avec la collaboration de
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#4 Des souvenirs en trop
#3 Deux petits bouts de métal et des souvenirs
#1 Naissance d'une vocation
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