J'ai longtemps hésité, adolescente, entre la médecine et le droit. D'un côté, il s'agissait d'essayer de guérir, de l'autre, il s'agissait de défendre. Je crois que ce qui m'a finalement décidée, sans que je fasse le lien à ce moment-là, c'est cette rencontre fortuite, juste après mon baccalauréat, avec ce couple âgé. La femme tenait son compagnon comme s'il s'agissait d'une petite chose fragile à laquelle elle semblait s'accrocher de toutes ses forces.
Il faut se remettre dans l'époque, c'était la fin des années soixante-dix et je n'avais jamais vraiment entendu parler de la maladie d'Alzheimer, en tout cas pas de façon précise. Je savais seulement que certaines personnes, le temps et l'âge venant, se mettaient à oublier ceci et cela. Et puis il m'arrivait moi-même d'oublier beaucoup de choses, surtout quand cela m'arrangeait. Aussi je ne comprenais pas qu'il s'agit de bien plus que d'oublier la liste des courses ou bien son numéro de téléphone.
Plus tard bien sûr, j'appris à quel point cette pathologie était sérieuse et terrible. J'étais en deuxième année de médecine, et l'étude de la dégénérescence mentale faisait partie d'un cours du professeur Leblanc que j'allais côtoyer pendant bien des années. C'est aussi à ce moment que j'appris, un peu par hasard, que le vieux monsieur avait succombé, malgré tout l'amour que son épouse lui portait, et malgré toute la force qu'elle avait déployée pour essayer de le retenir.
Il me sembla donc tout naturel d'intégrer le service de Leblanc lorsqu'on me demanda de choisir une spécialité d'internat et un mentor.
Du côté de ma vie privée, le hasard voulut que je rencontre David durant un barbecue chez des amis communs. Il me demanda en mariage deux ans plus tard, et le 13 juin 1991 je mis au monde notre premier enfant, un fils prénommé Kevin, en hommage à un acteur américain que j'appréciais beaucoup.
J'eus l'impression à ce moment-là que désormais ma vie était sur ses rails, des rails que j'espérais les plus longs et les plus droits possibles. Je partageais mon temps entre les personnes que j'aimais le plus, et des personnes que je ne connaissais pas mais que j'apprenais à connaître alors qu'eux-mêmes oubliaient peu à peu qui ils avaient été.
Il me semblait que le plus difficile était le diagnostic initial, lorsque je devais apprendre aux proches ce qu'il en était. Jamais, je crois, je n'ai annoncé directement à un patient ce dont il souffrait. Plus encore que le cancer, le nom d'Alzheimer était tabou. Il ne se prononçait guère qu'entre médecins, ou entre les proches d'un patient. Aucun traitement n'existait, même partiel, même douloureux. Non, c'était un diagnostic définitif. Et aucun médecin n'aime ce genre de diagnostic.
Je me tenais au courant des recherches à la pointe sur le sujet, je dévorais les publications, et j'ai même pensé un moment quitter l'aspect clinique pour faire de la recherche pure.
Leblanc m'en dissuada, et il eut raison. Je n'aurais rien apporté de plus, et les meilleurs chercheurs se cassaient les dents sur les causes de cette maladie. Ils n'avaient pas besoin de moi. D'ailleurs je reconnaissais que le contact humain était plus important à mes yeux que des heures passées sur la paillasse d'un laboratoire.
Nous autres médecins, ne pouvions pas faire grand chose, mais le peu qu'on apportait pouvait faire la différence. En l'absence d'un vaccin ou d'une molécule qui n'arrivaient pas malgré certaines avancées majeures, nous étions seuls.
Et puis, en 1998, il y a eu monsieur Duchamp, Félicien Duchamp…
Robert Dorazi : Robert est né dans les années 1960 dans l’Est de la France où il a fait des études de biologie. Plus tard, il a passé plusieurs années entre Angleterre, l’Ecosse et les USA, avant de revenir en France. Il a commencé à écrire des romans jeunesse dont les héros sont Hivernatien Minimus et Martin Contremage.
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