L'examen radiologique montrait une fêlure sur la clavicule qu'il faudrait immobiliser pendant trois semaines, mais un plâtre ne serait pas nécessaire. La radiographie montrait également la présence de deux corps étrangers probablement métalliques, d'environ un demi-centimètre de long chacun.
Mme Duchamp ne voyait pas de raison évidente qui expliquerait cela, mais fut soulagée lorsque le médecin répondit que ces éclats étant présents depuis des décennies, il n'y avait pas lieu de s'en inquiéter puisque les choses s'arrangeaient. Je pouvais alors laisser Dolorès, d'autant que Kevin revint, poussé dans sa chaise roulante par une infirmière. Il n'avait pas l'air fier et promit de ne plus recommencer. J'attendais de voir ça !
Lors de mon deuxième entretien avec Félicien, deux mois plus tard, son épaule avait bien guéri. C'était une victoire : à son âge et dans sa condition, toutes les bonnes nouvelles devaient être célébrées.
L'examen au centre de la mémoire permettait de vérifier l'évolution de la maladie. Les questions que l'on posait aux patients étaient simples, et l'on cherchait d'abord à suivre l'état de la mémoire à court terme qui était la première à être atteinte. Puis c'est la mémoire des faits anciens qui était testée. Elle résistait beaucoup mieux au lent effacement. Me vint alors à l'esprit une question qui mettrait à l'épreuve cette mémoire-là. Je demandai à Félicien s'il savait comment ces deux petits bouts de métal étaient entrés dans son dos.
Connaissant sa date de naissance, 1918, j'imaginais qu'il avait été blessé pendant la Seconde Guerre mondiale. En général ces souvenirs de guerre sont très forts, et les patients aiment parler de cette période.
Mais Félicien jura qu'il n'avait été soldat que pendant la drôle de guerre. Il me raconta sa vie pendant ces quelques mois qu'avait duré cet étrange épisode, m'assurant que la seule véritable arme qu'il avait utilisée était un couteau pour éplucher des patates. Ensuite, comme la plupart des autres soldats, il était rentré chez lui et avait continué à faire la cour à Dolorès.
Il ignorait donc comment des morceaux de métal étaient entrés dans son dos.
Quant à moi, je ne le savais pas à ce moment-là, mais j'avais eu raison en parlant d'éclats d'obus. Simplement, je m'étais trompée de guerre.
Notre entretien étant terminé, il se leva pour sortir, puis se tourna vers moi. Il souriait, ses yeux bruns pétillaient sous son front ridé. Il me dit alors qu'il avait été un enfant apeuré et que son père l'enveloppait dans ses bras infatigables pour le protéger de toute la folie qui pleuvait autour d'eux.
Bien que surprise, je pris cette phrase pour ce qu'elle semblait être, c'est-à-dire un souvenir ravivé par notre conversation de tantôt. De mon côté, c'est l'image de Kevin et de sa jeune sœur Marie, née quatre ans après lui, qui me vint à l'esprit. Je fus heureuse de savoir que, quoi qu'il arrive, je garderai l'image de mes enfants jusqu'au bout. Dolorès nous attendait. Je lui fis un bref résumé de notre conversation, ajoutant que nous avions parlé de la guerre et aussi de son père.
Dolorès se tourna vers Félicien et lui rappela qu'il n'avait jamais connu son père, ni sa mère, seulement l'orphelinat.
Ce fut au tour de Félicien de répondre, avec humour, qu'il n'était pas encore gaga et qu'il se souvenait très bien de l'orphelinat. C'est même pour cette raison qu'il s'appelait Duchamp. Parce qu'on l'avait soi-disant trouvé dans un champ. Mais il plaisanta encore, affirmant qu’il était le fils caché d'un roi.
Prochain épisode dans notre édition du 8 mars
Robert Dorazi : Robert est né dans les années 1960 dans l’Est de la France où il a fait des études de biologie. Plus tard, il a passé plusieurs années entre Angleterre, l’Ecosse et les USA, avant de revenir en France. Il a commencé à écrire des romans jeunesse dont les héros sont Hivernatien Minimus et Martin Contremage.
Avec la collaboration de
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#2 Un diagnostic et une radiographie
#6 Deux frères enfin réunis
#4 Des souvenirs en trop
#3 Deux petits bouts de métal et des souvenirs
#1 Naissance d'une vocation
#5 Félicien s'en va et James arrive
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