William vient vers moi pour me saluer, comme il le fait depuis dix ans, et toujours avec un air condescendant. Son léger bronzage rappelle à tous discrètement qu’il possède un yacht amarré dans le port de Messine. « Ça va Lambert ? », il me demande sans se soucier de la réponse, car lui et moi entretenons des rapports en apparence cordiaux qui sont, en réalité, tendus. Pour ce grand bourgeois je ne suis qu’un méritant fils d’instituteurs, ce pourquoi il me traite avec compassion et bienveillance comme si je représentais à ses yeux une œuvre de charité. Nous sommes tous deux médecins et enseignants, mais lui se considère meilleur que les autres.
Froid et analytique en toutes circonstances, je ne suis guidé que par ma raison. Mes qualités sont admirées par le personnel et mes patientes, mais au-dessus des sourires et des remerciements, au-delà des respectueuses pensées qui circulent et m’entourent comme les anneaux de Saturne, une dopamine me gouverne, suscitée par la beauté d’un organe souvent délaissé : les pieds.
Cette rentrée universitaire est particulière. Anna, ma fille et future pédiatre, viendra m’écouter dans le prestigieux amphi Binet où je me sens comme chez moi, peut-être même mieux. Les étudiants, par affection, vont encore jeter des avions en papiers, siffler ou imiter toutes sortes de bruits d’animaux existants ou imaginaires. Aucun professeur n’y échappe, surtout pas les meilleurs. Inlassablement, je me félicite de la présence massive de missiles sur l’estrade, et parfois il m’arrive de dénombrer ces projectiles qui sont autant de lauriers déposés à mes pieds.
Ce matin, Anna m’a choisi un costume sombre à rayures qui rappelle mes cheveux poivre et sel. Elle m’a dit que j’étais élégant. C’est sûr de moi que j’entre en scène sous quelques applaudissements. Ma main gauche repose dans la poche de mon pantalon, je démarre ma leçon, micro en main, sans aucune note. J’évoque Galien, sa médecine de l’organe et insiste sur ses expérimentations. Les étudiants écrivent rapidement, dans un silence de cathédrale parfois interrompu par quelques éclats de rire qui répondent à mes saillies savamment préparées.
Mon regard parcourt l’amphi à la recherche d’Anna. Elle connaît mes qualités et ma réputation dont elle pourra s’enorgueillir toute l’année. J’aimerais capter sa fierté d’être Anna Lambert, son sourire quand je sillonne mon podium en narrant mes anecdotes médicales précises et détaillées, son application à prendre des notes. Observer Anna travailler a toujours été un plaisir que j’imagine plus intense du haut de cette estrade.
Et puis, je m’attarde sur les pieds qui gesticulent au premier rang, ces pieds féminins enserrés, bottés, lacés, tantôt croisés, parfois bruyants, souvent remuants, toujours captivants. Ces pieds sont pour moi le miel de cette ruche fiévreuse et besogneuse, ils disent plus et mieux que les mots appris et répétés, ils sont l’âme visible et incarnée.
Au bout d’une heure je pose le micro qui amplifie l’ovation finale des étudiants et pars dans le hall rejoindre Anna. Une main me retient.
– Bonjour. Et oui ! je redouble ! Pour le plus grand plaisir de te retrouver (petits rires). J’ai terminé 185e mais quand même je suis bien contente de suivre à nouveau tes cours. Vous êtes très beau Monsieur Lambert aujourd’hui… On se reverra hein ?
– Oui, euh oui certainement, merci Hélène, mais pas là je dois y aller, je cherche Anna.
– Alors viens chez moi, elle y est.
Je connais très bien Hélène.
Une nouvelle histoire courte dans notre édition du 5 juin
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