Par Jeanne Mazabraud.
Georges est un habitué des nuits troublées, apnéiques, voire sans sommeil. Pas le sien. Celui des autres. Aux États-Unis, on appelle ce métier sleepdoctor. Il a quitté la France pour un contrat d’un an dans l’une de ces cliniques spécialisées où viennent en consultation des gens riches et stressés, des hommes pour la plupart. Riches parce qu’en Amérique, comme on le sait, la couverture sociale n’est pas encore généralisée. Avant de mettre un orteil dans les laboratoires du sommeil, il faut sortir sa carte de crédit et prouver que l’on dispose d’un compte généreusement approvisionné. Parmi les patients atteints de troubles du sommeil que traitait sa clinique d’accueil, nombreux étaient les lawyers septuagénaires qui en étaient à leur dixième sleepstudy. À se demander si les nuits passées le crâne, la face et la poitrine bardés d’électrodes en vue de leur polysomnographie, n’étaient pas les seuls moments de calme dans une vie hantée par l’obligation de réussir, de produire, de faire du fric. Ils ingéraient à haute dose café et alcool, étaient des workaholics patentés dont les nuits tournaient au cauchemar. Ils étaient fréquemment affectés de tremblements irrépressibles, de crampes et de sueurs si abondantes qu’épouses et maîtresses déclaraient forfait en dépit des engagements couchés dans le prenup, le contrat de mariage, d’entretenir des relations sexuelles à fréquence fixe et rapprochée.
Gavés de tranquillisants et de somnifères, que le temps rendait inefficaces, les septuagénaires rejoignaient au laboratoire les obèses narcoleptiques, affectés de somnolences diurnes à répétition qui leur pourrissaient la vie. Certains d’entre eux subissaient en outre des crises d’hallucination en passant de la veille au sommeil. C’était le cas de Francis K. : cette bonne pâte d’obèse pouvait se transformer sans préavis en furie. Il « voyait » des cadavres ambulants le menacer de leurs dents avides, des animaux de légende compresser sa cage thoracique jusqu’à l’étouffement. Le technicien et le sleepdoctor de permanence avaient toutes les peines du monde à rendre Francis K. au monde réel. Georges en avait personnellement fait l’expérience.
Georges se souvenait en revanche avec attendrissement d’Alex G., un maigre garçon, un rouquin fragile affecté d’un somnambulisme tenace. Le technicien du laboratoire devait, à chacun des séjours de l’adolescent, employer des trésors de patience et de douceur pour le persuader d’accepter la pose des électrodes. Alex G. faisait parfois plusieurs crises par nuit. Il arrachait les branchements, déambulait d’une chambre à l’autre au grand dam des autres patients que le passage inopiné et silencieux du jeune fantôme troublait profondément. L’un des lawyers, Dean B., une des pointures du barreau de Nashville., avait d’ailleurs menacé à plusieurs reprises d’attaquer la clinique, ainsi qu’Alex G. et ses parents.
Mais Dean B. n’avait pas eu le temps de mettre ses menaces à exécution : son troisième séjour devait lui être fatal. En pleine nuit, le technicien, confronté à la platitude soudaine des électro-encéphalogramme et électrocardiogramme du patient, avait donné l’alerte. Ses tentatives de réanimation restèrent vaines. Il fallut constater le décès. On prévint la police, puis la famille. Rappelés en urgence de leur domicile, les médecins – Georges compris – accoururent en hâte.
Prochain épisode dans notre édition du 10 septembre
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