L'homme qui courait avec la mort

#4 La course

Publié le 07/12/2017
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La tension montait au fur et à mesure que les heures s’égrenaient. La course rituelle qu’allait accomplir Yuuni avait une importance capitale aux yeux des membres de la tribu : si quelque chose ne se passait pas comme prévu, l’âme de l’enfant serait condamnée à errer dans le pays noir, ce qui attirerait le buzar, le mauvais œil, sur la tribu. Hommes et femmes se rassemblaient autour de la yourte du chaman, guettant avec anxiété le moment où il commencerait le rituel.

En cet instant, mon problème était d’ordre pratique. Pour mon reportage, j’avais emmené avec moi un holter destiné à suivre le rythme cardiaque du coureur. Mais le chaman accepterait-il de le porter en de telles circonstances ? Secondé par Chuluun, j’osai interrompre sa concentration pour faire ma requête. Il me répondit sans animosité : « Le chaman forme un lien entre le monde terrestre et celui des esprits, entre le visible et l’invisible. Cet objet que tu tiens n’appartient ni à l’un, ni à l’autre : il ne fait pas partie de la nature, et aucun esprit n’y est associé. Mais tu insistes et je te fais confiance, comme je l’ai fait pour la montre de Chuluun ». En installant les électrodes sur le torse du vieil homme, je ressentis une profonde gêne d’interférer ainsi avec la solennité des traditions Koman. Mais il était trop tard pour reculer.

Il faisait nuit noire quand Yuuni sortit enfin de sa yourte. Sans prononcer un mot, il se mit à courir et fut bientôt englouti par les ténèbres de la steppe. Les membres de la tribu se dispersèrent et seules les familles de Yuuni et du défunt demeurèrent pour veiller et prier. Chuluun me fit signe de venir les rejoindre. J’étais gelé : bien que nous fussions au printemps, la température nocturne était glaciale.

La majesté de la taïga Mongole se fait écrasante à la nuit tombée, quand le ciel s’emplit d’étoiles et que le vent dans les herbes susurre les messages d’un autre monde. Soucieux de ne pas déranger les veilleurs, j’allumai discrètement mon ordinateur portable. Le holter dont j’avais équipé Yuuni me permettait de le géolocaliser. Chuluun vint se placer à mes côtés et nous suivîmes ensemble la progression du vieil homme.

Les heures qui suivirent furent exaltantes. Yuuni maintenait une vitesse de 12 km/h, ce qui était déjà remarquable dans ces conditions. Mais surtout, son rythme cardiaque baissait. De 70 pulsations par minute, sa fréquence n’avait cessé de décroître et, après trois heures de course, elle n’était plus que de 20. Je repensais à mes doutes, à Jean-Paul… tout cela semblait bien loin. Yuuni me faisait l’effet d’un plongeur cherchant à toucher le fond d’un abysse, et j’admirai son courage.

Aurais-je assisté au miracle de la course en état d’arrêt cardiaque si tout s’était déroulé normalement ? Je ne saurai jamais. Au bout de 3 h 30 de course, l’impensable se produit : des bruits de moteurs et de coups de feu retentirent de toutes parts. Le campement était attaqué ! Les hommes sortirent à la hâte, tentant de protéger ce qui pouvait l’être. Dans la confusion, je m’abritai derrière un abri de fortune, ordinateur à la main. Sur l’écran, la vitesse de Yuuni était tombée à zéro ; il était arrêté quelque part au nord du campement. Était-il blessé ? Sans réfléchir, je courus dans sa direction, craignant le pire. Derrière moi, la bataille faisait rage.

Au bout de quelques minutes, par une chance inespérée, je tombai sur le corps du chaman, allongé en travers d’un chemin. Mes craintes étaient justifiées : son cœur ne battait plus.


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Source : Le Quotidien du médecin: 9625