Comme au plus fort de la pandémie, le réseau social X (ex-Twitter) s’est enflammé autour de sujets liés au Covid. Tout a commencé le 18 janvier par un gazouillis de Booba : le rappeur, qui compte 6,3 millions d’abonnés sur la plateforme, a partagé la vidéo d’un homme citant le Pr Didier Raoult pour expliquer le décès de sa compagne en 2022, des suites de complications de la maladie de Creutzfeldt-Jakob… qu’il attribue à la vaccination par ARN messager anti-Covid. Ce qui n’a jamais été démontré scientifiquement.
Voyant le tweet circuler, le Dr Jérôme Barrière, oncologue installé à Cagnes-sur-Mer (Alpes-Maritimes) et membre du conseil scientifique de la Société française du cancer (SFC), lui a écrit de bonne foi pour l’informer que le contenu partagé « ne repose sur aucune donnée scientifique sérieuse », l’appelant à « conserver une certaine réserve » avant de donner son « opinion » sur un sujet qu’il ne « maîtrise pas ». Suffisant pour déclencher un véritable raid numérique. Le rappeur de 47 ans installé à Miami a répondu de façon véhémente, qualifiant le praticien d’« imbécile lobotomisé » et de « menteur », avant de le traiter d’« assassin ». Après avoir relayé une fake news puis insulté un cancérologue en ligne, Booba recevait un message de remerciement du Pr Didier Raoult… Sur le réseau social, des centaines de posts ont fait caisse de résonance.
Un mur de haine qui relaie des attaques d’une sphère antivax de bras cassés !
Dr Jérôme Marty, président de l’UFML-S
Le Dr Jérôme Marty, président de l’UFML-S – qui n’était pas impliqué dans cette histoire au départ – raconte être intervenu sur les réseaux sociaux « face au mur de haine relayant les attaques d’une sphère antivax de bras cassés ! » Le généraliste est devenu à son tour la cible du rappeur – Booba ayant affiché son « doute » face à une vaccination qui n’empêche ni de « choper le Covid » ni de le « refiler » à ses proches. Une confusion entretenue sur la définition du mot « immuniser », qui protège, mais n’empêche pas d’attraper le virus.
Effets de meute et soignants identifiables
Cette polémique a remis au premier plan la question de la désinformation médicale et du harcèlement en ligne, dans un Far West numérique où la parole scientifique est décrédibilisée. Le Dr Pierre de Brémond d’Ars, président du collectif NoFakeMed, qui combat le charlatanisme dans le secteur de la santé, voit ces affaires comme « des soubresauts » de toutes les controverses qui avaient explosé pendant la pandémie. « Les réseaux sociaux perdent leur raison d’être lorsqu’il n’y a plus de débat d’idées mais des effets de meute, qui mènent à des comportements agressifs, nuisant à des soignants identifiables… sans aucune réaction des hébergeurs », se désole le généraliste. S’il évoque des travaux de prévention « en cours » avec le ministère de la Santé, force est de constater que la concrétisation se fait attendre.
De fait, ces attaques se déroulent sous les yeux du grand public sans qu’aucune action de régulation ou de sanction ne soit prise par l’État ou les autorités de santé. « Rien n’est fait depuis 2020, accuse le Dr Marty. Tout le monde regarde sans réagir. Attendent-ils un drame ? Il peut y avoir un taré qui passe à l’acte… ». C’est ce que redoute le Dr Jérôme Barrière dans l’affaire Booba, comme il l’a expliqué à nos confrères du Parisien. « Personne ne sait si, parmi ces six millions d’abonnés, il n’y aurait pas un illuminé qui pourrait venir à mon cabinet ». S’il réfléchit à quitter les réseaux sociaux, « me taire voudrait dire que l’obscurantisme a gagné », soutient-il.
Des chercheurs visés
Une autre affaire concerne cette fois des chercheurs lyonnais ayant publié dans la revue Biomedicine & Pharmacotherapy une étude estimant la mortalité associée à l’hydroxychloroquine (HCQ) lors de la première vague de la pandémie. Là encore, un raid numérique a ciblé les auteurs, émanant de complotistes et/ou défenseurs du Pr Raoult. Un blogueur a incité ses lecteurs à contacter le coordinateur de l’article scientifique, en partageant ses coordonnées, multipliant les menaces ad hominem. Interrogé par Le Quotidien le 24 janvier, le Pr Dominique Deplanque, président de la Société française de pharmacologie et de thérapeutique (SFPT), explique que « les réactions suscitées par la publication sur l’HCQ relèvent de la croyance, de la contestation et de la remise en cause systématique sans maîtrise des éléments présentés ».
Mais que peut faire un médecin victime d’une campagne de harcèlement en ligne ? Se protéger d’abord et, le cas échéant, riposter sur le front judiciaire. Le Dr Pierre de Brémond d’Ars conseille de « mettre son compte X en privé et bloquer les personnes qui insultent. Et quand cela dépasse les bornes, signaler les menaces et déposer plainte. » Pas si simple de se lancer dans des contentieux : le Dr Barrière ne portera pas plainte, estimant que « ce serait entretenir le phénomène », a-t-il assumé. En revanche, l’oncologue a regretté la passivité de l’Ordre, une critique exprimée aussi par de nombreux confrères. Face aux dérives, le Pr Deplanque a lui aussi exhorté l’institution ordinale à « se mouiller un peu », « a minima en rappelant les bonnes pratiques de la communication entre médecins et dans le domaine scientifique ».
X n’est pas le lieu pour faire de la santé publique, car il n’y a pas de règles du jeu
Pr Stéphane Oustric (Ordre des médecins)
Ainsi interpellé dans plusieurs affaires, l’Ordre national des médecins (Cnom) vient de clarifier sa position, qui se concentre pour l’instant sur les « dérives liées à certains exercices des pratiques de soins non conventionnelles ». L’institution soutient en ce sens le projet de loi (PJL) visant à lutter contre les dérives sectaires, débattu au Parlement. Concrètement, il réclame dans ce texte un « délit de sujétion sanctionnant toute provocation à l'abandon ou à l'abstention de suivre un traitement médical thérapeutique ou prophylactique », précise-t-il. Cet article – visant à punir les fautifs d’un an de prison et 15 000 euros d’amende – avait été supprimé par le Sénat, car jugé attentatoire aux libertés, sans garantie d’efficacité.
Le sujet a pris tellement d’ampleur que syndicats, jeunes et sociétés savantes ont signé une tribune dans L’Express le 29 janvier pour soutenir eux-aussi le PJL. Les signataires défendent également l’intégration de la « mise en danger de la santé publique » dans l’article 27 de la loi sur la liberté de la presse, qui concerne la publication, la diffusion ou la reproduction de fausses nouvelles, qui s’applique, déjà, en cas de trouble à la paix publique.
Et face aux attaques contre des médecins, l’Ordre admet l'importance de combattre la désinformation dans le domaine de la santé et « s’inquiète de ce phénomène en augmentation, particulièrement sur les réseaux sociaux ». Délégué général au numérique au Cnom, le Pr Stéphane Oustric, joint par Le Quotidien, expose sa position personnelle. « X n’est pas le lieu pour faire de la santé publique, car il n’y a pas de règles du jeu, les utilisateurs sont masqués. Bref, il ne faut pas participer à ces réseaux sociaux, c’est une perte de temps inutile ».
La désinformation en santé en ligne intéresse aussi le Parlement. Le sénateur Vincent Louault (Indre-et-Loire, Les Indépendants - République et Territoires) propose d’organiser un colloque sur ce sujet. De quoi enthousiasmer le Dr Marty. « Je rêve de voir [l’épidémiologiste] Dominique Costagliola face à Didier Raoult ! »
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