Lors de la création des ARS, j’étais le seul des 26 directeurs généraux d’ARS à venir du privé et à n’avoir jamais travaillé pour le secteur public. La greffe a prise et mes collègues DG d’ARS m’ont demandé d’être leur président pendant deux mandats. De formation médicale et Sciences-Po Paris, j’avais été auparavant directeur d’établissements à la Générale de Santé, puis dans le conseil, avant de diriger brièvement la Fondation Rothschild et ses établissements médico-sociaux.
Il y a dix ans lorsque nous avons été nommés, le système de santé était en tension. Il est en crise aujourd’hui. J’avais perçu le début de cette crise lorsque je dirigeais l’ARS de Picardie. La région subissait de plein fouet la crise économique de 2008, dans une région déjà défavorisée en matière d’accès aux soins, avec des indicateurs de santé dégradés et une insuffisance de médecins généralistes, catastrophique à plusieurs endroits. Avec des conséquences se traduisant sur le plan politique par le poids important du vote anti-système. Ce que j’ai vu et vécu en Picardie a déterminé par la suite et jusqu’à maintenant mes prises de position en faveur de la solidarité et de l’efficacité dans le pilotage du système de santé.
En Rhône-Alpes, où j’ai été nommé DG de l’ARS en novembre 2011, la situation était différente. C’était une région très disparate avec une capitale régionale, Lyon, très favorisée. Une des villes d’Europe avec la densité la plus élevée de plateaux de cardiologie et de chirurgie par habitant. L’ARS devait donc privilégier dans ses décisions, la solidarité entre les nombreux territoires de la région en termes de ressources, de moyens et d’offre. La mise en pratique de cet objectif n’était pas simple. Comment faire pour moins concentrer de moyens financiers sur l’offre hospitalière à Lyon, alors que l’offre de premier recours était une priorité du gouvernement ? Comment réorienter les financements vers le premier recours et la promotion de la santé ?
La loi permettait-elle cette autonomie de décision ?
Le FIR géré par les ARS représentait moins de 1% des dépenses de santé et seulement 50 millions d’euros de marge de manœuvre pour la région Rhône-Alpes, à comparer aux 16 milliards par an dépensés par la population de Rhône-Alpes pour sa santé. Malgré cette faible autonomie financière, on a essayé de faire progresser l’accès aux soins de premier recours, comme en témoigne par exemple le financement mis en place de plus d’une centaine de postes de médecins généralistes correspondants du Samu.
Pour l’offre hospitalière, la loi HPST avait renforcé les moyens des ARS pour mener des réorganisations. Nous avons par exemple regroupé cinq établissements et fermé trois établissements à Lyon, dans un contexte politique local compliqué qui a conduit au départ le cabinet de la ministre et le maire de Lyon à être défavorables à cette opération. Nous avons aussi par exemple fait fermer la chirurgie cardiaque privée de Grenoble, en raison de sa redondance avec celle du CHU, et le centre privé des grands brûlés de Lyon, pour la même raison. Ces orientations étaient inscrites depuis quinze ans, mais elles n’avaient pu être mis en œuvre pour des motifs politiques.
Autre exemple : pour régler le problème de l’hyper-concurrence coûteuse en chirurgie cardiaque à Lyon, j’ai demandé au groupe Capio de regrouper ses deux centres de chirurgie cardiaque privés, avec le soutien de la CRSA. Après mon départ de l’ARS, ce regroupement a été bloqué par le maire de Lyon.
Dans certains cas le politique est plus fort que l’ARS.
L’élu local défend sa vision du territoire et accepte ce qui est acceptable par ses électeurs. C’est son rôle partout, mais c’est vrai que le dialogue avec les grands élus en Rhône-Alpes a parfois été plus difficile qu’en Picardie.
La mission qui avait été confiée aux DG d’ARS fin 2009 pouvait se résumer ainsi : du fait de la tension dans l’accès aux soins dans certains territoires, la solidarité territoriale doit parfois passer avant la solidarité électorale. Mais avec la nouvelle majorité politique de 2012 cette mission a changé.
Pourtant ce pouvoir de gauche était sensible à cet argument de solidarité territoriale.
Oui et je partageais profondément les valeurs fondamentales de cette majorité en matière de santé. Marisol Touraine a ainsi indiqué que l’ARS Rhône-Alpes était l’une des plus actives dans le déploiement de son pacte Territoire Santé. Tout comme j’adhérais pleinement à la position courageuse de cette majorité et de la ministre de conserver la part de l’assurance maladie dans le financement des soins, parce que je crois aussi que c’est un facteur essentiel de cohésion sociale.
La divergence a porté sur une des modalités opérationnelles de cette politique. Le nouveau gouvernement avait en effet pour volonté de respecter absolument l’Ondam et les deux leviers principaux dont il disposait pour cela étaient la réduction du prix du médicament et du coût du secteur hospitalier. Sur ce dernier point, il faut bien comprendre que l’un des enjeux de la feuille de route des ARS au moment de leur création était d’optimiser l’offre de soins hospitalière publique et privée, de façon à éviter que tout le poids des économies demandées au secteur hospitalier dans l’Ondam pèse sur la seule gestion interne des hôpitaux. Mais c’est hélas globalement ce qui s’est produit, avec la baisse des tarifs hospitaliers pendant cinq ans, année après année.
Le crash des hôpitaux publics était selon moi inévitable si on ne réduisait que les coûts internes des hôpitaux publics et privés, tout en maintenant une offre hospitalière publique et privée presque identique. Dans l’esprit de la loi HPST, les DG d’ARS avaient été nommés pour trouver un équilibre entre ces économies internes demandées aux hôpitaux publics et des réorganisations territoriales de l’offre hospitalière publique et privée. Je pensais que ces réorganisations devaient s’appliquer en priorité dans les grandes agglomérations, au moyen d’un regroupement de certaines activités hospitalières coûteuses, tant publiques que privées, comme j’ai essayé de le faire en Rhône-Alpes.
Mais le premier discours de Marisol Touraine après les élections présidentielles et législatives de 2012 devant les DG et les cadres des ARS réunis chaque année a posé d’emblée le nouveau cadre de notre action et jeté un froid sur la mission des ARS quant aux réorganisations territoriales de l’offre hospitalière. En substance, on nous demandait de respecter davantage les élus locaux. C’était une mise en garde très forte à l’encontre des ARS, doublée d’une affirmation selon laquelle il y avait trop d’autonomie donnée aux ARS en matière de politique régionale de santé.
Je crois moi aussi qu’une bonne politique de santé doit prendre en compte le point de vue des élus locaux et qu’une majorité politique a besoin que ses hauts fonctionnaires territoriaux soient attentifs à l’étiquette politique de l’élu. Mais à partir de 2013, les premières tensions apparues dans cette majorité politique ont conduit en particulier la ministre des Affaires sociales et de la Santé, du fait du champ social de son ministère, à être plus attentive que ses prédécesseurs aux préoccupations électorales des grands élus de la majorité.
Ma révocation dans ce contexte ? On peut la résumer à un désaccord sur la mise en œuvre de la politique de santé dans quelques situations locales sensibles.
Parmi les réorganisations hospitalières que nous avons défendues, trois d’entre elles étaient particulièrement délicates du point de vue des intérêts électoraux de trois grands élus de la majorité. L’ARS a été contrainte par le gouvernement d’abandonner ces trois opérations et cela a conduit à mon départ. L’ARS a par exemple subit une forte opposition du président de la région sur le déménagement d’un établissement SSR dans l’Ain, suite à un accord entre l’ARS et la MGEN. À Lyon, le maire soutenait un projet concernant les Hospices civils de Lyon (hôpital Edouard-Herriot), qui avait reçu trois avis défavorables du Conseil immobilier de l’Etat rattaché à Bercy, du Conseil général d’investissement créé par le Premier Ministre Ayrault et de l’ARS. Ces trois organismes de l’État demandaient qu’un projet alternatif puisse être davantage étudié, d’ailleurs peut-être plus coûteux. Mais le maire de Lyon a obtenu du gouvernement en juillet 2013 un soutien financier très important à son projet.
Au final, même si j’aurais voulu faire mieux, j’ai été heureux de ces cinq années. On s’est efforcé, mes collaborateurs et moi, d’être volontaristes dans la prise de décision et d’embarquer le plus grand nombre d’acteurs possibles dans cette dynamique. C’est ainsi que toutes les décisions sensibles de réorganisations hospitalières ont obtenu l’avis favorable de la CSOS au sein de la CRSA. Les trois fédérations hospitalières n’ont jamais voté contre une de nos demandes, y compris lorsqu’elle leur était défavorable. C’était une grande satisfaction et je leur suis encore très reconnaissant !
Faut-il plus d’autonomie pour les ARS ?
Maintenant que notre système de santé entre dans une situation très difficile, je crois que la principale question qui se pose est comment faire pour obtenir des résultats plus rapides ? Car les professionnels et les patients en difficulté ne vont plus avoir la patience d’attendre.
Je pense donc que le sujet principal aujourd’hui, ce n’est pas l’autonomie ou non des ARS. Je n’ai d’ailleurs jamais été un défenseur de l’autonomie des ARS. Elles sont des maillons du pilotage du système de santé et dans les faits, les ARS sont des services déconcentrés de l’État.
Je crois que le sujet principal c’est le pilotage global du système de santé, fondé sur un choix de valeur pour ce système. Le mode de pilotage doit découler du choix de valeur. Le système de santé fonctionne actuellement sous l’autorité de la ministre de la Santé, avec une assurance maladie solidaire qui finance environ 80% des soins, avec une montée en puissance depuis 2016 des assurances complémentaires collectives et individuelles, avec encore souvent des équipes qui font la même chose à l’assurance maladie et au ministère de la Santé et avec peu de décideurs qui ont à la fois une vision globale des besoins du système de santé et la maîtrise de moyens d’actions rapides. Ce mode de pilotage peut convenir lorsque tout va bien, mais pas quand le système entre en crise.
Même si beaucoup est fait dans le cadre du plan ministériel Ma santé 2022, je crois que l’impatience de résultats de la part des professionnels va être la principale difficulté à venir pour le gouvernement, pourtant dans un contexte favorable : Agnès Buzyn est unanimement respectée et un grand nombre d’acteurs reconnaissent ensemble l’importance de la crise. Mais les acteurs du système de santé ont une grande difficulté à se mettre d’accord sur la meilleure façon de piloter ce système complexe et je crois profondément que c’est le nœud gordien de cette crise.
Parmi les pistes de réforme fondamentale, je pense qu’il faudrait déléguer le pilotage de l’offre de santé dans un objectif de plus grande solidarité, en particulier territoriale, et de plus grande efficacité. Je ne parle pas de déléguer la sécurité sanitaire qui relève du pouvoir régalien de l’État, mais de déléguer la régulation de l’offre de soins, actuellement assurée par un trop grand nombre d’acteurs.
Il y a selon moi deux options pour déléguer ce pilotage. La première, réclamée par certains, serait de déléguer le pilotage de l’offre de soins aux régions, comme c’est déjà en partie le cas pour le médico-social avec les départements. La seconde option, puisque notre système d’assurance maladie obligatoire est performant et envié par de nombreux pays, serait de le renforcer. Cette seconde option nécessiterait de transférer à l’assurance maladie le pouvoir sur l’organisation des soins dans leur ensemble, avec le ministère des Affaires sociales comme tutelle, comme l’est le ministère des Transports vis-à-vis de l’opérateur public SNCF.
Il s’agirait d’affirmer haut et fort que le meilleur pilote du système de santé devrait être l’organisme dépositaire de la solidarité nationale en matière de santé. L’assurance maladie obtiendrait alors les moyens qu’elle n’a pas eus jusqu’à maintenant pour organiser un véritable réseau national de soins, incluant la contractualisation avec l’ensemble des acteurs des soins du système de santé, dont les hôpitaux publics et privés, par l’intermédiaire régional des ARS placées sous son autorité. Tout ce qui relève de l’organisation des soins pourrait être transféré du code de la santé publique au champ conventionnel, sous la responsabilité de l’assurance maladie, ce qui donnerait davantage d’autonomie dans la gestion interne du secteur hospitalier public par les acteurs hospitaliers et dans l’organisation des soins dans les territoires. La contractualisation entre ce délégataire national et les différents représentants des secteurs de l’offre de soins serait le cœur de cette réforme menée dans l’objectif de mieux garantir l’accès aux soins.
Cette nouvelle organisation des responsabilités supposerait que la gouvernance de l’assurance maladie soit renforcée avec un conseil d’administration qui intègrerait toutes les composantes du système de santé, y compris les représentants des élus locaux. Dans cette nouvelle organisation des pouvoirs, l’État resterait le maître d’ouvrage de la politique nationale de santé avec l’assurance maladie pour maître d’œuvre. Si on avait réalisé cette réforme il y a dix ans, l’assurance maladie aurait trouvé les solutions plus tôt à l’installation des médecins en zones déficitaires, comme elle a régulé par la négociation et la procédure conventionnelle l’installation des infirmières, sans que cela soit le grand soir.
Il faut parier sur la capacité des partenaires sociaux à s’entendre. L’échec de l’Unedic n’incite peut-être pas à faire ce pari.
L’assurance maladie est l’assureur santé de base de tous les Français et c’est donc leur patrimoine commun. Plus la crise du système de santé s’aggravera, plus les dirigeants auront besoin de leviers d’actions mobilisables rapidement, notamment financiers, dans un consensus national. Mettre dans une seule main le financement et l’organisation de l’offre de santé, une seule main responsable devant le gouvernement et le parlement, ce serait d’abord une bonne façon de renforcer la confiance des professionnels et des patients dans la valeur de solidarité du système de santé, au moment où cette confiance commence à faire défaut, et aussi un facteur de meilleure efficacité.
C’est le big bang ou rien ?
Les faits vont être têtus. Dans les sept prochaines années, le nombre de médecins va encore baisser, alors que les malades dépendants et le consumérisme en matière de soins vont continuer de croître. Ce sont donc les professionnels, les patients et leurs familles et in fine les électeurs qui vont exiger ce big bang avec plus de solidarité, en particulier territoriale.
Ou on pense que la situation du système de santé va s’améliorer grâce aux plan Ma santé 2022 et il n’est alors pas nécessaire de toucher à l’organisation de son pilotage. Ou on pense que nous allons vers une crise profonde du système de santé et il faut alors commencer par institutionnaliser davantage la valeur de solidarité nationale dans le système de santé et se donner les moyens d’agir plus rapidement. Par ailleurs comme le gouvernement vient de décider que le ministère de la santé sera un des ministères les plus touchés par la baisse du nombre de fonctionnaires, il y a une nécessité, je crois, à mettre en place un mode de pilotage plus efficient.
Dans ce nouveau mode de pilotage, je ne crois pas aux rôles des régions en tant que gestionnaire de l’offre de soins, car pour moi, la solidarité entre les territoires ne doit pas se traduire seulement au sein d’une région, mais à l’échelle du pays. Ce n’est pas parce que le pilotage national n’a pas bien fonctionné jusqu’à maintenant, comme l’illustre la crise de l’offre de soins, qu’il faut réduire la solidarité nationale dans la régulation et le financement du système de santé et confier une partie de cette régulation à 18 régions, donc à 18 organismes supplémentaires.
Par ailleurs, ceux qui ne veulent pas d’un renforcement du pouvoir de l’assurance maladie indiquent souvent que le poids des cotisations obligatoires santé est trop élevé dans le PIB du pays. Dans une vision très libérale, ce jugement conduit à un désengagement progressif de l’Etat et de l’assurance maladie dans la gestion et le financement du système. C’est ce que je crains. Je crois au contraire qu’il faut renforcer le collectif dans la gestion et le financement du système de santé, car c’est grâce à ce système que les Français dépensent en moyenne chaque année la moitié de ce que dépensent les Américains pour leur santé et 15% de moins que les Allemands, sans que nous ayons à rougir de nos résultats de santé.
Le fait que cette dépense soit une charge importante pour nos finances publiques et que cette politique sociale pèse fortement dans notre niveau de vie, en particulier parce que la France est 17e sur les 34 pays de l’OCDE sur le critère de PIB par habitant, ne doit pas nous faire reculer. Il est au contraire facile d’expliquer aux Français qu’il vaut mieux payer moins pour assurer sa santé de façon obligatoire et solidaire avant de percevoir son revenu, plutôt que de payer plus de façon facultative, après.
Depuis vingt-cinq ans que je travaille dans le secteur de la santé, c’est la première fois que je vois une telle unanimité dans la confiance des professionnels de santé vis-à-vis de leur ministre. Il me semble que c’est une formidable opportunité pour la majorité politique actuelle de mettre en œuvre une réforme structurelle dont le fondement serait une nouvelle affirmation institutionnelle du caractère solidaire, financier comme territorial, qui a fait jusqu’à maintenant la grande force du système de santé français.
* ancien directeur général d’ARS et président de Santéliance Conseil.
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