C’est une de ces vidéos publiées sur YouTube dont on n’a guère encore l’habitude au Liban. Courte et dynamique, elle porte sur l’anxiété sociale et ses conséquences sur la santé. « Tout le monde ressent du stress… Examens scolaires à passer, manque d’argent, problème au travail, peur du futur, violence familiale… Il faut savoir en identifier les causes et la façon dont on le vit (…) pour mieux le gérer », y affirme le psychiatre Rabih El Chammay, 46 ans, d’une voix paterne face à la caméra.
Lorsqu’on le rencontre dans son cabinet de Beyrouth, ce psychanalyste de formation, ancien de l’université Saint-Joseph de Beyrouth, assure pourtant éviter les réseaux sociaux. Mais nécessité fait foi : « Il faut faire en sorte que les gens soient davantage au courant, pour que la santé mentale soit plus accessible », souligne-t-il.
Trop souvent encore, la méconnaissance, la stigmatisation, la peur, le déni ou la culpabilité qui accompagnent les maladies mentales, notamment lorsqu’elles sont chroniques, se traduisent par des retards de diagnostic, de la maltraitance, de l’exclusion, allant jusqu’à priver de leurs droits fondamentaux les individus atteints.
Un pays ébranlé par de nombreuses crises
C’est précisément pour lutter contre ces dommages que Rabih El Chammay a intégré, dès 2014, le ministère de la Santé libanais. Avec une volonté : mettre en œuvre, en matière de santé mentale, des politiques de fonds, fédérer ses acteurs et réformer le secteur. Rapidement, il travaille sur le premier programme de santé mentale du pays, qui reçoit le soutien de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En juin 2024, les autorités locales ont présenté leur nouvelle stratégie pour 2025-2030, avec l’ambition de mettre, cette fois, l'accent sur le renforcement des services d’encadrement mental et psychosocial ainsi que sur le développement de services de proximité.
Dans un pays aussi tragiquement défaillant que le Liban, l’affirmation paraît naïve. C’est pourtant là l’une de ses réussites que d’être parvenu à transformer les nombreuses crises traversées – l’explosion au port de Beyrouth en 2020, la pandémie de Covid-19, la paralysie institutionnelle ou la guerre actuelle entre Israël et le parti chiite libanais Hezbollah… – en autant d’atouts. « Les crises créent aussi un élan et des opportunités financières qu’on peut utiliser pour élargir les ressources normalement limitées allouées à la santé mentale », revendique le médecin.
Le Dr Rabih El Chammay doit son goût pour les politiques et l’organisation à ses années de bénévolat au sein de plusieurs ONG
C’est en particulier de cette manière qu’est née Step by step, une application gratuite d’auto-assistance pour le traitement des troubles anxieux, qui a aidé à ce jour quelque 5 000 usagers. « L’application a été financée dans le cadre d’un projet de recherche relatif à la crise des réfugiés syriens (1,5 million au Liban depuis 2011, NDLR), mais notre but a tout de suite été de la rendre accessible à l’ensemble de la population », détaille-t-il. Ce goût des politiques et de l’organisation, Rabih El Chammay le doit notamment à ses années de bénévolat au sein d’ONG, en particulier lorsque la guerre de 2006 entre Israël et le parti chiite libanais Hezbollah a poussé un million de personnes à fuir les bombardements. « Rencontrer des personnes manifestement affectées m’a fait prendre conscience des limites d'un modèle de traitement purement clinique », témoigne le praticien.
En 2010, il s’inscrit à un master de l’Université nouvelle de Lisbonne (Nova) pour mieux appréhender les enjeux globaux de son métier. Ses convictions se confirment au fur et à mesure que le Liban subit des situations « d'urgence » de plus en plus longues, de plus en plus récurrentes et complexes. « La santé du citoyen ne dépend pas seulement des soins, mais de son environnement et de ses conditions de vie en général », ajoute-t-il.
D’énormes carences qui persistent
Même s’il reste beaucoup à faire, ce changement de perspective place le Liban parmi les pionniers dans l’expérimentation des dispositifs de prévention précoce, comme ce programme de « premiers secours psychologiques », une formation qui permet à tout intervenant lors d’une crise humanitaire de réagir de façon adaptée face à des personnes en détresse. Environ 1 200 infirmiers et une centaine de médecins ont ainsi été formés, grâce au soutien de l'OMS, dans le cadre du plan d'urgence du gouvernement pour pallier un élargissement éventuel du conflit entre Israël et le Hezbollah.
Pas question cependant de se tresser des lauriers : le pays fait encore face à d’énormes carences. En matière de législation – la loi qui réglemente le métier de psychologue est bloquée depuis 2018 à l’Assemblée nationale –, de lits disponibles et de spécialistes. « Mais on essaie d’apporter des réponses », souligne le Dr El Chammay. Face à un secteur hospitalier public laminé par la crise économique, l’ouverture du premier centre de santé mentale communautaire au sein de l’hôpital Rafic Hariri, à Beyrouth, est une étape importante. « La santé mentale est une dimension importante de tout être humain. Beaucoup de personnes auront, à un moment ou un autre, besoin d’un soutien, que ce soit d’un proche ou d’un professionnel. Il est temps que la santé mentale soit reconnue à sa juste valeur et investie en tant que telle par les gouvernements et les sociétés », conclut-il.
Article rédigé début septembre, avant les explosions d’appareils de communication piégés qui ont fait plusieurs dizaines de morts au Liban les 17 et 18 septembre 2024 (bilan au 19 septembre).
Accueil du jeune enfant : la Cour des comptes recommande d’améliorer les congés maternel et parental
Pas de surrisque pendant la grossesse, mais un taux d’infertilité élevé pour les femmes médecins
54 % des médecins femmes ont été victimes de violences sexistes et sexuelles, selon une enquête de l’Ordre
Installation : quand un cabinet éphémère séduit les jeunes praticiens