Quand l’histoire irrigue le présent. La maison médicale Jeanne-Garnier fête ses 150 ans en publiant un livre qui retrace son histoire et met en récit les valeurs qu’elle s’efforce de faire vivre dans les soins dispensés aujourd’hui. « Cet héritage est né du désespoir d’une jeune femme veuve, Jeanne Garnier, qui, à 24 ans, a perdu ses deux enfants et son mari, puis s’est enrichie grâce à la créativité des personnes engagées dans un combat pour une véritable fraternité », résume Isabelle Lesage, présidente du conseil d’administration.
La maison médicale, créée dans l’esprit de la charité chrétienne, est aujourd’hui un établissement privé à but non lucratif, géré par une association reconnue d’utilité publique (Les Dames du Calvaire). L’établissement lumineux, qui se déplie autour d’un jardin verdoyant dans l’Ouest parisien, est la plus grande structure de soins palliatifs en Europe, avec 81 lits, 250 professionnels et 100 bénévoles. Une variété de propositions thérapeutiques, médicamenteuses ou non (équithérapie, art-thérapie, aromathérapie, kinésionomie…) est proposée pour soulager la douleur physique, psychique, sociale et spirituelle. Sans oublier les cinq pianos, parfois des dons, témoignages d’une reconnaissance infinie.
« Ces cent cinquante ans d’histoire sont le creuset où se sont forgées les compétences d’aujourd’hui », poursuit Isabelle Lesage. « Quand je suis arrivée en 1985, la douleur était reconnue mais nous avions peu de moyens pour la soulager. La bonne volonté ne suffit pas. Nous sommes partis nous former au St Christopher’s Hospice de Londres, qui était à l’époque un modèle », se souvient la Dr Marie-Sylvie Richard, ancienne médecin en chef de Jeanne-Garnier, encore bénévole grâce à la force de caractère qui pointe derrière son apparente fragilité. « Quand les antalgiques sont arrivés dans les années 1990, la relation avec les malades a changé. Notre travail d’équipe aussi », poursuit-elle.
Cette pionnière des soins palliatifs en France insiste sur la parole donnée à tous les soignants, même aux bénévoles, au-delà des hiérarchies professionnelles, pour cerner au mieux la situation d’un patient. « Cela a mis du temps, il y a pu avoir des réticences au début. Les bénévoles assistaient aux réunions de transmission et partageaient leur regard relationnel. Une manière de prendre en compte toutes les dimensions de la personne, y compris de sa famille. » Isabelle Lesage le confirme, l’établissement est « une vraie maison où les remarques de l’aide-soignante sont aussi importantes que celle du chef de service ».
Du temps, des soignants et une offre variée
Comment accompagner au mieux les patients dans leurs derniers moments de vie ? La maison médicale accorde de l’attention au moindre détail et aménage du temps pour le lien. Toutes les chambres donnent sur le jardin. « Au début, nous avions mis du bois partout, jusqu’au plafond. On s’est rendu compte que cela donnait aux pièces l’apparence de cercueils, on a remis du blanc », illustre la Dr Richard. Un frigidaire permet aux patients de goûter leurs mets préférés, et un discret placard conserve du matériel médical de première urgence. « Comme ça, les infirmiers n’ont pas à courir dans les couloirs à la recherche d’un médicament. Ici, les patients n’attendent pas lorsqu’ils appellent mais les soignants ne courent pas sans cesse », fait observer la Dr Anne de la Tour, présidente de la commission médicale d’établissement.
La maison compte 39 médecins pour 23,3 équivalents temps plein, de spécialités différentes : réanimateurs, oncologue, gériatre, psychiatres… « Nous avons moins de turn-over qu’ailleurs. Passé la période post-Covid, où il était dur de recruter, nous arrivons à avoir des équipes stables », explique la directrice, Emmanuelle Quillet, qui prend soin du collectif. « Les personnes ne sont pas interchangeables. On a une équipe de volants mais on cherche à préserver les soignants, notamment les binômes infirmier et aide-soignant ». Les bénévoles se relaient pour assurer une présence, surtout la nuit tombée, lorsque les angoisses s’exacerbent.
L’établissement mise sur sa dynamique. L’hôpital de jour a ouvert il y a deux ans. « Il soutient les patients qui ont besoin de soins à domicile et ne souhaitent pas être hospitalisés. Il peut être un premier contact avec les soins palliatifs », explique Isabelle Lesage. L’équipe mobile territoriale, qui se rendait jusqu’à présent dans cinq sites hospitaliers, intervient en plus, depuis janvier, à domicile dans les 7e, 15e et 16e arrondissements de Paris. Existe aussi une plateforme d’accompagnement et de répit pour les aidants, et l’établissement cherche un lieu en Île-de-France pour ouvrir une maison de vie qui accueillerait une quinzaine de patients nécessitant des soins palliatifs au long cours.
Être formé permet de ne plus avoir peur face à un patient qui va mal
Dr Marie-Sylvie Richard, ancienne médecin en chef de Jeanne-Garnier
La formation est centrale, avec une école pour développer l’enseignement des soins palliatifs – qui a l’ambition de multiplier par dix son nombre de stagiaires – et des travaux de recherche (par exemple Padi-Palli, pour déployer la démarche palliative précocement en Ehpad). Tous les mercredis est organisée une formation éthique ou technique d’1 h 30 à laquelle sont conviés, sans inscription préalable, soignants et bénévoles. Des formations en équipe sont aussi conduites par la philosophe Agata Zielinski, et le groupe de réflexion éthique multidisciplinaire peut être saisi à la moindre tension face à une situation compliquée. « Ce n’est jamais facile d’accompagner une personne en fin de vie. Être formé permet de ne plus avoir peur face à un patient qui va mal », assure la Dr Richard.
La publication du livre intervient alors que sont examinés par l’Assemblée nationale, en séance publique, à partir du 12 mai, les deux textes sur la fin de vie, l’un sur les soins palliatifs, l’autre sur l’aide active à mourir. « Nous n’avons jamais autant parlé des soins palliatifs, nous saluons cette volonté de les développer sur l’ensemble du territoire », résume Isabelle Lesage. Et d’espérer davantage de moyens pour développer la maison de vie, l’équipe mobile, les formations, la télémédecine… mais aussi voir essaimer ailleurs des structures similaires.
« Jusqu’au bout… la vie », ouvrage collectif sous la direction d’Isabelle Lesage, éditions Historien-Conseil, 247 pages, 20 euros
Une aide active à mourir qui divise
Si le texte sur les soins palliatifs devrait faire consensus, celui sur l’aide active à mourir, également examiné par les députés les semaines du 12 et du 26 mai, avant un vote prévu le 27, continue à faire débat. Porté par le député apparenté Modem Olivier Falorni, il est soutenu par Catherine Vautrin, à la tête du pôle social du gouvernement, alors que le Dr Yannick Neuder, ministre de la Santé, se montre plus réservé. Les soignants sont divisés.
La Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (Sfap) martèle que « donner la mort n’est pas un soin » tandis que le Collectif Démocratie, éthique et solidarités (CDES), qui rassemble nombre de célébrités médicales, dénonce une rupture anthropologique.
Le Pr Régis Aubry, spécialiste des soins palliatifs, rapporteur de l’avis 139 du Comité consultatif national d’éthique, est favorable à une aide active à mourir très encadrée, pour « des personnes dont l’espérance de vie se compte en quelques mois. Ceci par distinction d’avec les patients qui peuvent bénéficier d’une sédation profonde et continue jusqu’au décès, dont le pronostic vital est engagé à court terme ». Loin d’une démarche militante, il anticipe un travail de dentellière pour inscrire dans la loi les critères de manière claire et plaide pour davantage de recherche.
Le philosophe Frédéric Worms soutient, lui, que l’aide active à mourir est encore une forme d’opposition à la mort « à ces deux conditions toujours liées : l’épreuve du pire que la mort, et la décision profonde d’un vivant impliquant, à l’épreuve de sa souffrance, sa relation avec les autres, les proches, les médecins et la société ». « Certains cas extrêmes, à ces conditions, ne seront pas des contradictions à notre opposition à la mort, mais plutôt une manière d’affronter les tensions terribles que celle-ci peut rencontrer dans la vie humaine, venant donc non pas affaiblir mais renforcer ce principe », expliquait-il en octobre 2022 dans Libération.
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