L'essor de la recherche clinique, les progrès scientifiques et techniques, les avancées technologiques, la spécialisation toujours plus poussée et l'ancrage du paradigme de l'Evidence Base Medicine apportent l'illusion d'une pratique médicale faite de certitudes. Cette rationalité scientifique tend à faire penser que la médecine est infaillible.
Les succès de l'intelligence artificielle, notamment en matière de diagnostic, renforcent cette idée d'une maîtrise absolue. Le développement des probabilités et des statistiques en médecine amène par ailleurs une illusion de la prédiction et de la prévisibilité. Ainsi, « les évolutions technologiques ont une incidence sur la pratique clinique, avec parfois la velléité de faire de la médecine une science, résume le philosophe Frédéric Le Blay. C'est une image dans laquelle les médecins ne doivent pas s'enfermer ».
Cette illusion de la certitude répond parallèlement à une demande des patients. « Certains patients, convaincus que la médecine est une science exacte, deviennent intolérants à l'incertitude et à l'erreur », constate Anne-Caroline Clause, interne en santé publique et auteure d'un mémoire sur les erreurs médicales. « La société devient de plus en plus exigeante et met le corps médical dans une situation difficile où le doute et l'incertitude ne sont pas permis. Les patients attendent, exigent même, des réponses », complète Frédéric Le Blay. Le doute a pourtant des bienfaits et en premier lieu celui justement de le partager entre confrères au sein des réunions pluridisciplinaires.
Réduire le doute par la collégialité
Réduire le doute et l'incertitude invite ainsi à la collégialité. « Le collectif a un rôle à jouer dans la levée de l'incertitude. Les échanges entre confrères aux expertises complémentaires permettent de tendre vers un objectif partagé », assure Frédéric Le Blay. C'est tout le sens des décisions prises à la suite d'une réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP). « Ces réunions sont une aide précieuse à la prise de décision la plus appropriée possible. Dans une logique de démocratie sanitaire, elles sont faites pour le patient, mais portent un véritable bénéfice pour les médecins : chaque soignant apporte son expertise et cela ouvre les possibles », commente le Dr Jean-Marc Simon, cancérologue radiothérapeute à l'hôpital de La Pitié-Salpêtrière (AP-HP) et chargé de l'expertise médicale dans l'affaire des surirradiés de l'hôpital d'Épinal.
Reste que le doute et l'incertitude apparaissent inhérents à la pratique médicale. Il n'existe en effet pas de vérité absolue en médecine. Cette dernière « est une science avec ses vérités à un moment donné : ce qui était vrai il y a dix ans peut ne plus l'être aujourd'hui et la vérité du jour peut évoluer demain », observe le Dr Jean-Marc Simon. Dans un article intitulé « L'humain face à la standardisation du soin médical », le Dr Élie Azria, gynécologue obstétricien et épidémiologiste, rappelle l'aspect probabiliste de la science médicale et l'incertitude attachée aux données issues de la recherche clinique. Il invite à « accepter et reconnaître, malgré la rigueur des chercheurs, que le vivant humain ne peut avoir tous ses paramètres contrôlés ». Selon lui, « la pratique médicale impose en effet la mise en relation de deux univers, l'un est scientifique (…). L'autre (…) est celui des affects et de l'inqualifiable ».
La pratique médicale implique ainsi de naviguer entre ces deux univers, d'effectuer un va-et-vient permanent entre ces deux pôles. L'exercice est complexe et c'est bien l'expérience qui permet d'évoluer sur cette ligne de crête. « Les jeunes médecins ont généralement assez peu de doutes. Ils ont confiance dans ce qu'ils ont appris et appliquent facilement les décisions de leurs aînés, remarque le Dr Jean-Marc Simon. C'est en avançant dans la carrière que de nouvelles questions émergent et amènent de l'incertitude que la pratique et l'échange entre pairs permettent de lever ». Une certaine humilité face aux certitudes apparaît dès lors essentielle.
À l'inverse, « l'absence de doute peut se révéler délétère », insiste le Dr Jean-Marc Simon, rappelant l'affaire des surirradiés de l'hôpital d'Épinal. Au début des années 2000, des patients atteints de cancer, notamment de la prostate, avaient fait les frais d'une mauvaise utilisation de la radiothérapie. Une erreur de programmation dans le système de planification de traitement avait entraîné des cas d'irradiation à des doses supérieures de 20 à 30 % à la prescription. « Quand on s'intéresse à cette affaire, on réalise que les médecins n'avaient plus aucun doute. Cela s'est révélé désastreux et dangereux : ces praticiens étaient tellement convaincus de bien faire qu'ils ont éliminé certaines précautions et points de contrôle », raconte le cancérologue radiothérapeute.
Dépasser l'effet paralysant du doute
Dans le même temps, le doute peut être paralysant. « L'incertitude peut empêcher la prise de décision, notamment chez les jeunes médecins. Le doute peut ainsi être aussi bien un moteur de la réflexion qu'un obstacle à la décision », indique le Dr Jean-Marc Simon. De même, une mauvaise gestion de l'incertitude peut être problématique et conduire par exemple à une sur prescription d'examens complémentaires inutiles ou à des pratiques standardisées et protocolisées. « Il s'agit alors de baliser l'incertitude et de faire entrer le patient dans des cases. Mais, réduire la complexité d'un cas peut mener à une déshumanisation de la relation de soin », avertit Anne-Caroline Clause.
Dès lors, comment les situations de doute sont gérées au quotidien par les soignants ? Comment les médecins dépassent-ils leurs incertitudes quand elles interfèrent avec leur pratique ? À côté de la collégialité déjà évoquée, une piste implique une nouvelle perspective dans la formation. Alors que les jeunes médecins peuvent être, au sortir de leur formation, plein de certitudes, « il faut leur dire, pendant leur cursus, qu'ils vont se tromper, qu'ils feront des erreurs au cours de leur carrière, affirme Anne-Caroline Clause. Ne pas en avoir conscience entraîne la peur de l'erreur. Dès lors, le médecin cherche à se protéger. Cette position ne pousse pas à la transparence par peur des répercussions, notamment judiciaires ».
Une autre piste relève du dialogue entre médecin et patient. En cancérologie, le doute peut émerger face à plusieurs solutions thérapeutiques, chacune étant porteuse d'inconvénients et d'effets secondaires. « Dans ce contexte, c'est le dialogue avec le patient qui permet de déterminer la meilleure option, même si cela peut se révéler difficile pour le patient », témoigne le Dr Jean-Marc Simon. « Quand le doute est sérieux, le médecin doit en faire état et partager l'information avec son patient », ajoute Frédéric Le Blay. Cette posture, inscrite dans le colloque singulier entre le médecin et son patient, se révèle indispensable et nécessaire à une pratique éthique et humaniste des soins.
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