LE QUOTIDIEN : Quelle mission vous a-t-on confiée dans le cadre du procès des viols de Mazan ?
Dr MATHIEU LACAMBRE : J’ai été chargé de l’examen du plus jeune des accusés, majeur au moment des faits, dans le cadre d’une expertise psychiatrique pénale, présentencielle [à la demande d’un juge pour l’éclairer dans la peine à prononcer, NDLR].
Il s’agit de répondre à six à huit questions standardisées, à commencer par celle d’un éventuel trouble psychiatrique, qu’il faut décrire et pour lequel il faut préciser s’il y a un lien avec l’infraction. Puis il nous est demandé si le trouble nécessite des soins, voire une hospitalisation (surtout en cas de risque auto ou hétéro-agressif), si la personne est curable et si elle présente une particulière dangerosité sur le plan criminologique ou psychiatrique, pour elle-même ou autrui. Puis se pose la question de l’abolition ou de l’altération du discernement. L’article 122-1 du Code pénal précise, dans son premier alinéa, que si la personne était atteinte au moment des faits d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes, elle n’est pas pénalement responsable. L’expert se positionne ; la juridiction décide.
L’irresponsabilité pénale n’est pas absence de culpabilité : celle-ci est reconnue, ainsi que la matérialité des faits, lors du procès. Quand c’est le cas, le sujet n’est pas sanctionné pénalement mais est adressé vers des soins, le plus souvent en hospitalisation sans consentement, sur décision du représentant de l’État, avec arrêté préfectoral. C’est une forme de privation de liberté. En fonction de la gravité des faits, une double expertise séparée et concordante est nécessaire pour que le sujet puisse sortir du service où il est admis en soins sans consentement.
Enfin, l’expert psychiatre doit se prononcer sur l’opportunité pour la personne, en cas d’altération ou de pleine responsabilité, de bénéficier d’un soin pénalement ordonné. Ce qui signifie qu’à l’issue de l’incarcération, elle pourra bénéficier d’une injonction de soins, avec un encadrement socio-médico-judiciaire très spécifique. Ce dispositif extrêmement solide, qui prévoit la remise d’un rapport annuel par un médecin coordonnateur au juge d’application des peines, a été créé par la loi du 17 juin 1998, initialement pour accompagner des auteurs d’infractions sexuelles sur mineur.
En l’occurrence, j’ai réalisé l’expertise seul. Pour certains cas très complexes, nous pouvons la conduire à plusieurs psychiatres, ou avec un psychologue qui aura une approche psychopathologique et dynamique, tandis que le médecin se concentre sur la nosographie, les troubles associés, la question de la dangerosité et l’indication d’un soin pénalement ordonné.
Comment définiriez-vous la particularité de cette affaire ?
J’observe deux caractéristiques communes aux hommes impliqués : une ambiance patriarcale sexiste, et une confusion autour des notions de consentement et de mise à disposition du corps de la femme sur fond de surconsommation de pornographie. Beaucoup des hommes inculpés présentent des parcours, en termes de développement psychosexuel et affectif, qui favorisent des troubles paraphiliques.
Certains ont été séduits par le scénario proposé [par Dominique Pélicot, NDLR] car ils se retrouvaient dans une position de domination qui pouvait faire écho à leurs propres failles. D’autres étaient paumés : ils se sont retrouvés là par opportunisme, à la faveur des sites de rencontre qui proposent du junk sex – du sexe, en l’absence de toute relation, du pulsionnel sans affect, où l’autre n’existe plus.
Le contrat pervers, sur le plan psychopathologique, consiste à réduire un sujet à l’état d’objet de sa propre jouissance. En théorie, dans le candaulisme [mettre à disposition d’un tiers le corps du partenaire, NDLR], tous les protagonistes sont en capacité de consentir et de s’engager volontairement dans ce contrat. Or là, il y a mise à disposition d’une personne réduite à l’état d’objet, contre son consentement et sa volonté. C’est un viol.
Et les hommes, qui sont revenus à la demande du candaule, sont devenus eux-mêmes objets. Aucun n’a été en capacité d’en prendre conscience. Cela ne veut pas dire qu’ils sont victimes : ils participent chacun à un jeu d’aveuglement pervers mutuel et réciproque.
Comment respecter le secret médical dans le cadre d’un procès ?
La réquisition, l’expertise et la rédaction du rapport sont encadrées et codées : on ne doit répondre qu’aux questions qui nous sont posées. Puis nous déposons à la barre devant la juridiction. On peut parfois mentionner des informations qui nourrissent la discussion médico-légale ; mais il ne s’agit pas de dénoncer des infractions antérieures. Bien sûr, des circonstances exceptionnelles prévoient des dérogations au secret médical (si je peux empêcher un crime ou un délit, ou si une personne a été injustement condamnée à la place d’une autre, etc.) mais cela dépasse le cadre de l’expertise.
Le psychiatre doit mobiliser son savoir et ses compétences pour rendre compte d’un élément diagnostique en lien avec une infraction ; il met son art au service de la justice, sur réquisition, et pour une mission particulière. On reste très prudent sur ce qu’on dit au tribunal, et encore plus à la presse. Ce qui est déposé devient public. Mais lorsqu’un journaliste me pose des questions spécifiques, mes réponses restent générales.
Ressentez-vous davantage de pression sociétale sur les experts, par exemple après l’affaire Sarah Halimi ?
La loi du 24 janvier 2022 a introduit à l’article 122-1-1 du Code pénal des exceptions à l’irresponsabilité pénale pour les personnes qui auraient consommé des stupéfiants dans le dessein de commettre une infraction ou de faciliter sa réalisation. Comment pourrais-je mettre en évidence que la personne, avant de commettre l’infraction de manière délirante, aurait consommé des substances avec une forte intentionnalité de passage à l’acte ? Heureusement, la sagesse des magistrats pondère la démagogie du politique : on ne nous pose pas de questions folles dans les réquisitions.
Comment négocier avec vos propres valeurs face à des auteurs de violences sexuelles ?
Je n’ai pas à juger sur le plan moral le contenu du délire d’un patient schizophrène, ni la volonté de mourir d’un mélancolique. La pédophilie n’est pas une infraction : c’est une préférence sexuelle pour des mineurs prépubères, quand on est âgé de plus de 15 ans, avec une différence d’âge d’au moins cinq ans, ceci durant plus de six mois. Quand elle est à l’origine d’une détresse psychologique, on parle de troubles pédophiliques (pédophilie égodystonique).
Il ne faut pas confondre pédophilie et agression pédosexuelle : 50 à 80 % des auteurs de violences sexuelles sur mineurs souffrent de pédophilie ; ce qui signifie que 20 à 50 % s’en rendent coupables par opportunité, sadisme pur ou autre. On n’est pas responsable de ses fantasmes ; on l’est de ses actes.
Si on ne guérit pas toujours en psychiatrie, on soigne beaucoup et cela permet de retrouver une qualité de vie, de réadapter des comportements, éventuellement de réaménager sa personnalité, et in fine de regagner un équilibre.
Quels soins proposer aux auteurs de violences sexuelles ?
Cette population, très spécifique, a besoin d’une prise en charge particulière pendant le parcours d’exécution de la peine, et après – d’où la création de l’injonction de soins en 1998. En France, une vingtaine d’établissements pénitentiaires sont dédiés à l’accueil des auteurs d’infractions sexuelles condamnés, avec en leur sein un dispositif de soins aux auteurs de violences sexuelles (DSAVS), le plus souvent rattaché aux services médico-psychologiques régionaux (SMPR). Les professionnels des DSAVS travaillent en parallèle dans les centres ressources pour intervenants auprès d’auteurs de violences sexuelles (Criavs).
Au Criavs du CHU de Montpellier, nous réalisons plus de 2 000 consultations par an en milieu ouvert et 3 000 en milieu fermé, avec des auteurs mineurs ou majeurs. Nous avons développé une offre de soins en individuel, en binôme psychiatre-psychologue, des groupes de parole avec une orientation de thérapie cognitivo-comportementale (TCC), des prises en charge d’orientation psychanalytique et des thérapies familiales systémiques, car, dans 8 à 9 cas sur 10, les violences sexuelles surviennent au sein de la famille.
Avant tout, il faut poser le bon diagnostic. Schématiquement, la violence sexuelle relève soit d’une pathologie de la relation, soit d’une entrée ratée dans la sexualité. Dans le premier cas, le « pervers » transforme les autres en objet de sa jouissance, et utilise le sexuel pour habiller son contrat. Mais ce n’est pas tant cette dimension qui importe que la domination, la souffrance, le contrôle. Dans le second, il s’agit de personnes qui ont subi des violences, ont été exposées trop précocement à des images choquantes, et pour lesquelles le trauma ou le porno deviennent le script normatif de la sexualité.
Face à un pervers psychopathe, il s’agit de travailler la perversion, l’empathie, la dysrégulation émotionnelle, l’impulsivité, le sadisme. Face à une personne qui a développé une pédophilie secondaire, parce qu’il a lui-même été abusé, comme c’est le cas pour 30 % des agresseurs sexuels, il faut plutôt l’aider à accéder à une sexualité riche entre pairs consentants, et à ne plus faire subir à l’autre ce qu’il a subi lui-même.
En tant que soignant, je dois rester vigilant à mes propres projections. Il m’est arrivé de penser accompagner un jeune garçon abusé dans l’enfance vers une sexualité hétérosexuelle, or il était homosexuel. Les patients nous apprennent à nous remettre en cause.
Comment se prémunir, en tant que soignant, des traumatismes vicariants ?
J’ai travaillé vingt ans en prison et j’ai une grande file active d’agresseurs sexuels. En tant que clinicien, mon intérêt suprême pour la clinique me permet de faire abstraction de beaucoup de choses et de me protéger, y compris en milieu carcéral où il y a beaucoup de violences et d’injustices. Cela se travaille : nous avons des supervisions, nous ne sommes jamais seuls dans une situation compliquée. Nous veillons à ne pas tout banaliser ni à sombrer dans une forme d’anesthésie émotionnelle. Maintenir l’empathie permet de rester à l’écoute des patients, de leur souffrance mais aussi de celle qu’ils peuvent induire.
* Également coprésident de la section de psychiatrie légale de l’Association française de psychiatrie biologique et de neuropsychopharmacologie (AFPBN) et vice-président de la Fédération française de soins psychiatriques intensifs (2FSPI)
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