C’est un matin gris et glacial, cette nuit encore deux enfants sont morts à l’hôpital. Morts par manque de soins adaptés et de médicaments, morts à cause d’adultes qui ont choisi de s’entretuer. Nombre de passeurs de médicaments se sont fait arrêter et il faut du temps pour qu’un nouveau réseau se reconstruise.
Je suis un médecin expérimenté et la mort, je la côtoie souvent. Mais le spectacle de la cruauté des hommes et des souffrances de ces petites victimes me révolte. La guerre tue au présent et condamne l’avenir, l’homme n’apprend jamais rien ! Ce matin, je suis en colère.
J’ai atterri il y a trois mois dans ce couvent, une grande bâtisse austère plantée dans une nature sauvage et entourée d’un mur d’enceinte. Dès le début du conflit, le couvent a été redistribué en deux parties, un hôpital pour enfants et un orphelinat. Pour aller de l’un à l’autre, je traverse un long couloir où les vents s’engouffrent rageusement. Une centaine d’enfants vivent là, déposés généralement la nuit par des familles déplacées en urgence.
Dans leur fuite, elles emmènent avec elles tous les enfants errant seuls sur les routes. Ceux dont la survie est compromise restent à l’hôpital, tandis que les religieuses prennent en charge les autres. Tous souffrent du froid et de la faim, tous manquent de rires et d’espoir.
Comme chaque jour, des dizaines d’enfants accompagnés d’une religieuse m’attendent à la salle de consultation. Elle est la première de la file et je suis saisi par son regard. Un regard noir et vivant, un regard farouche qui contraste étrangement avec les regards vides ou terrorisés des autres. Elle me suit dans la salle sans lâcher la main de la religieuse qui s’assied en face de moi. Pendant que Sœur Léa parle, la fillette – elle doit avoir douze ans environ – ne me quitte pas des yeux.
Je fixe un instant le pendentif en cuir qu’elle porte au cou : un grand « H » vêtu de noir, un « OR » lumineux, délicatement brodé en jaune, suivi d’un « A » presque effacé. Elle s’appelle Hora ! Je ne sais pourquoi, je pense à « Victoire » et lui souris. Elle me fixe toujours, son regard est sombre et profond, son visage impassible.
Les difficultés n’entament pas la bonne humeur de Sœur Léa. Elle connaît chacun des enfants et son énergie donne envie d’espérer. Pour présenter Hora, elle est précise et brève : la fillette a été trouvée trois jours auparavant à la porte de l’orphelinat et ne présentait aucune blessure physique.
Hier un médecin de l’hôpital l’a examinée et n’a décelé ni traumatisme crânien ni trouble neurologique, et pourtant… Je sens un désarroi inhabituel dans sa voix lorsqu’elle poursuit : « Et pourtant aucun son ne sort de sa bouche, jamais. »
À ces derniers mots, je surprends sur le visage de Hora un furtif froncement de sourcils.
Mes collègues, les religieuses et moi, nous inquiétons de la santé psychique des enfants, mais aucun psychiatre ou psychologue n’est arrivé dans ce couvent du bout du monde. Nous sauvons des corps, mais restons impuissants à libérer les têtes des images d’horreurs vues ou subies.
Depuis peu et parce que l’afflux des enfants a diminué, nous essayons avec du bon sens et des informations glanées çà et là de mettre en place des groupes de parole, d’écriture et de dessin. Je regarde à nouveau Hora, son regard grave, ses grands cernes noirs et ses joues creuses, ses boucles emmêlées et sa belle bouche.
Hora, que ses camarades nomment « La muette ».
Prochain épisode dans « le Quotidien » du 11 décembre
Réalisé en collaboration avec Shirt edition (short-edition.com)
Michèle Thibaudin,enseignante, a récemment découvert le plaisir de partager ses mots et a été deux fois Lauréate du Grand Prix de la littérature courte, organisé par Short Edition. Ses personnages naissent de regards croisés, d’images et de situations qui la touchent. Elle va prochainement cesser d’enseigner pour se consacrer à l’écriture et à la peinture, ses deux passions.
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