Pour la première fois, tu as pris l’autocar. Un grand bus vert qui crachait de la fumée noire. À chaque arrêt, de nouveaux arrivants, certains portant des paniers, d’autres des cages avec des poules ou des canards. Assise sur les genoux de ta mère, tu as vu le paysage changer au fur et à mesure du voyage. L’arrivée dans la grande ville. Chaleur étouffante, klaxons, voitures, mobylettes, vélos. Effrayée, tu as serré la main de ta mère et tu as lu dans son regard qu’elle aussi n’était pas rassurée.
À l’hôpital, le médecin a posé des questions après les examens. Elle a toujours été fragile, a dit ta mère. « Elle s’essouffle vite ». Elle a parlé de la boisson que préparait Lin Yao. Une boisson amère qui piquait la langue, qu’on te donnait dès que tu te sentais faible. Le médecin a hoché la tête. « Son cœur est malade, il faut l’opérer, mais il y a déjà une longue liste d’attente », a-t-il dit. Ta mère a émis un drôle de son, comme si quelque chose était coincé dans sa gorge. Le médecin a noté ton nom tout en bas de la liste et a donné des médicaments. Il a dit que tu devais faire le moins d’effort possible et qu’il faudrait revenir.
Quand tu es rentrée chez toi, tes parents ont brûlé un bâtonnet d’encens pour demander l’aide aux ancêtres et tu as déposé des offrandes et des fleurs à côté du Bouddha. Trois semaines plus tard, tes frères jumeaux sont nés. Ta mère les portait dans son dos, leurs deux petits corps collés l’un à l’autre dans le tissu. Parfois elle te les confiait. Tu t’allongeais à côté d’eux sur la natte et tu écoutais leur respiration régulière.
Tu as soufflé d’autres bougies, malgré ton cœur malade. Le ventre de ta mère s’est encore arrondi. Quand tu n’étais pas à l’école, tu essayais de l’aider. Déposer les fruits et les légumes dans les paniers, étaler le riz pour qu’il sèche, mais tes gestes étaient lents, maladroits et très vite tu t’essoufflais. Ta mère agacée te repoussait. Parfois ses mots te faisaient mal : « tu ne sers à rien, laisse-moi faire ! » Elle croisait ton regard et la caresse de sa main sur tes cheveux te demandait pardon.
Tu es retournée plusieurs fois à l’hôpital. Un jour, le médecin était accompagné d’un homme, grand, le teint pâle, s’exprimant dans une langue étrangère. Le médecin a parlé de l’association. Une opération en France, tous les frais pris en charge. Le regard inquiet de tes parents, leurs hésitations. Huit semaines, dans un pays si loin. « Une chance pour elle d’avoir une vie meilleure », a dit le médecin.
Il a fallu attendre longtemps, presque un an, pour tout mettre en place, et ta vie a changé. Toi, la petite fille fragile toujours à la traîne, tu es devenue importante aux yeux des autres enfants. À l’école, ceux qui t’avaient délaissée, t’entouraient, te posaient des questions. Les yeux brillants, ils imaginaient, comme toi, cet autre pays, la grande ville avec la tour Eiffel et le voyage à travers les nuages dans un de ces avions que l’on apercevait parfois très haut dans le ciel survoler le Mékong.
À la maison aussi, on en parlait. Tu étais au centre des discussions. Tu n’étais plus l’inutile, mais celle qui peut guérir. Le matin de ton départ, ta mère a brossé tes longs cheveux noirs. Tu te souviens du contact du peigne sur ton crâne puis ses mains agiles faire la tresse, l’odeur de sa peau, un mélange de lait sucré et d’épices. Dans le sac en tissu, tu as mis tes vêtements et tes chaussons. Par-dessus, ta mère a posé le cadeau pour ta famille d’accueil. Des mangues, des mangoustans et des fruits du dragon enroulés dans du papier journal.
Prochain épisode dans notre édition du 2 octobre
Originaire de Lyon, Sandra Dullin est graphiste. En parallèle de son métier, elle participe depuis plusieurs années à des ateliers d’écriture et écrit des nouvelles. Quelques-unes ont été primées et certaines publiées en revue (SHORT n° 17, SHORT n° 22, L’Encrier Renversé n° 80) ou en recueil collectif (Un peu beaucoup / Nitro Collection).
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#2 Le surnom
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#4 Sur les bords du Mékong
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