Entre la pression de l'exécutif, les initiatives parlementaires, la position des Ordres et les attentes des patients, le rôle du médecin traitant pivot du parcours de soins n'a jamais été aussi chahuté. Au point que les syndicats de médecins libéraux s'inquiètent et se mobilisent face aux délégations ou transferts qui se profilent.
Vaccination, primoprescription, accès direct aux paramédicaux, transferts… Sur fond de démographie médicale déclinante, des actes et activités jusqu'ici dévolus au médecin traitant passent ou vont passer dans les mains d'autres professionnels de santé, qui poussent pour faire bouger les lignes du parcours de soins (lire page 13). Tout en revendiquant une approche interpro et un exercice coordonné, infirmiers, pharmaciens, kinés et d'autres intensifient leur lobbying, arguant d'une montée en compétences et d'effectifs importants pour assurer un accès aux soins plus égalitaire.
La fenêtre de tir existe. Le ministère de la Santé assume l'objectif d'une délégation accrue de tâches médicales vers d'autres professions de santé. Dans sa lettre de cadrage des négos conventionnelles Cnam/médecins, François Braun souligne que le partage des tâches figure parmi les priorités des lignes directrices.
Macron a donné le ton
Dans un contexte où l'accès aux soins est érigé en priorité, l'exécutif — qui écarte la coercition — est aussi pressé par les patients et les élus locaux de trouver des solutions rapides, à l'heure où six millions de Français n'ont pas de médecin traitant, dont plus de 600 000 en ALD. En campagne présidentielle, le candidat Macron évoquait déjà, en mars, la possibilité de désigner des pharmaciens et des infirmiers « référents » pour « certains actes simples », comme des « renouvellements d'ordonnances ». En lançant le volet santé du conseil national de la refondation (CNR) début octobre, Ségur a fixé l'objectif de garantir l'accès à un médecin traitant « ou à une équipe traitante »…
En attendant, les évolutions se font par petites touches répétées. Le projet de loi de financement de la Sécu (PLFSS 2023) prévoit une expérimentation permettant aux infirmiers de signer les certificats de décès. Une autre lance l'accès direct aux infirmiers en pratique avancée (IPA) afin de prodiguer des soins primaires sans prescription médicale.
Dans tous les cas, l'accès direct à des non-médecins fera l'objet d'un prochain examen dans l'hémicycle, puisque la députée et rhumatologue Stéphanie Rist, élue influente de la majorité, a déposé une proposition de loi spécifique l'autorisant pour les IPA, les kinés et les orthophonistes, « dans le cadre d'une structure de soins coordonnés ». Le texte ouvre aussi la primoprescription aux IPA « dans le cadre de leurs compétences ».
Le déclic de l'Ordre des médecins
Si le mouvement s'accélère, c'est aussi parce que les sept Ordres des professions de santé — et en particulier celui des médecins (Cnom), sous la houlette de son nouveau président — ont décidé d'avancer ensemble ces derniers mois et de signer un accord paraphé au sein du comité de liaison inter-Ordres (Clio).
Ce compromis ordinal du Clio traduit à sa façon la position du gouvernement avec deux axes principaux assumés : développer dans chaque territoire « les partages d’actes et d’activités des médecins vers les professionnels de santé » au sein d’équipes ; mais aussi « à défaut de médecin traitant disponible », permettre à d'autres professionnels de santé de gérer l'orientation du patient, y compris avec « une première prise en charge ». Une petite révolution.
« Dérégulation » pour MG France, « détestable » pour la CSMF
Applaudi par les infirmiers, les kinés ou les pharmaciens, cet accord du Clio a mis le feu aux poudres côté médecins, certains invoquant la mort programmée du médecin traitant issu de la réforme de 2004.
Les syndicats de généralistes sont les plus remontés. « C'est de la dérégulation, avec une vision des soins en "one shot", tempête la Dr Agnès Giannotti, présidente de MG France, qui a lancé une campagne pour défendre la place du médecin traitant. Les premiers à en payer les pots cassés seront les patients, car ils n'auront plus de prise en charge globale. » « Cela va mener à une médecine en mode dégradé, de moindre qualité, sans chef d'orchestre du parcours de soins. On peut se demander si ce n'est pas la fin du médecin traitant », renchérit le Dr Luc Duquesnel, président des Généralistes-CSMF, jugeant le texte « détestable ».
Le Dr Jérôme Marty, président de l'UFML-S, fustige « des mesures sparadrap et du bricolage pour essayer de faire tenir le fragile équilibre d'un système moribond ». La FMF redoute « un découpage en fonction des pathologies » et donc à terme « une casse du système de santé ». Plus ouvert, le SML juge que le médecin « doit rester le pilote des parcours, sans pour autant être sur tous les fronts ».
Piège
Plusieurs leaders syndicaux de la médecine libérale estiment que le nouveau président de l'Ordre des médecins, l'ORL François Arnault, a été « pris au piège » par le gouvernement, n'ayant pas d'autre choix que de signer avec ses homologues l'accord évoquant des transferts d'actes au risque de passer pour « corporatiste ». Preuve des crispations, l'Ordre a ensuite paraphé un autre communiqué, commun avec les syndicats de médecins libéraux cette fois, où tous réaffirment le rôle « incontournable » du médecin traitant. « Une prise en charge non médicale de nos concitoyens conduira inéluctablement à un système de soins à deux vitesses », peut-on lire. Un pas en avant, un pas en arrière.
Mais le ministère de la Santé garde son cap. « On lutte avec les troupes dont on dispose », a redit François Braun le 8 novembre à l'Ajis (association des journalistes de l'information sociale), assumant le fait d'avoir « mis la pression au Clio » pour avoir des résultats rapides. La semaine dernière encore, les représentants des patients ont fustigé « l'obstruction corporatiste » des médecins. « L'intérêt des usagers commande d'élargir l'offre de soins et non de la restreindre encore davantage », a déploré France Assos Santé, principale fédération.
En creux de cette controverse se joue aussi l'évolution du modèle économique de la profession en libéral. Si demain les médecins délèguent à d'autres la majorité de leurs actes simples, il est impératif de valoriser très fortement leur expertise, expliquent-ils. Les syndicats ont d'ailleurs écourté la première séance des négociations avec la Cnam pour demander que la question tarifaire soit abordée au plus vite. Ils soutiennent la grève des 1er et 2 décembre – pourtant partie d'une coordination – pour demander une consultation à 50 euros. « Nous sommes à un tournant, c'est une question de choix politique », juge la Dr Agnès Giannotti. Le ministre de la Santé semble avoir fait le sien. « J'ai mis le pied dans la porte, reconnaît-il, et on va l'ouvrir de plus en plus ».