Loué pour son modèle de gouvernance partagée, classé premier centre hospitalier général par le palmarès du « Point » en 2019 et 2020, à l'équilibre budgétaire, le CH de Valenciennes mise sur l'autonomie managériale des médecins, moteurs des décisions. Un exemple à suivre pour améliorer les conditions de travail à l'hôpital ? Reportage.
Dans le bureau de Rodolphe Bourret, directeur du CH de Valenciennes (CHV), deux maillots rouges du Valenciennes Football Club attirent l'attention. Juste en dessous, un meuble sur lequel trône un trophée atypique : un livre intitulé « La transformation de l'organisation hospitalière : le modèle valenciennois ». Paru en janvier 2021, l’ouvrage a été coécrit par Philippe Jahan, qui fut à la tête du CHV pendant 15 ans et précurseur de la gestion médicale décentralisée, et par… Rodolphe Bourret.
Après divers postes de direction (au CHU de Montpellier, de Saint-Étienne, à l'AP-HM, etc.), ce radiophysicien est arrivé à la tête du CHV il y a cinq ans, attiré par son « modèle de délégation » qui permet une responsabilisation très importante des acteurs de terrain. Ce modèle, explique-t-il, s’inspire du concept d’« hôpital magnétique » (Magnet Hospital) qui a émergé dans les années 80 aux États-Unis. Dans un contexte de pénurie d’infirmiers, ces établissements avaient de meilleurs indicateurs en termes d’attractivité et de fidélisation du personnel soignant. La raison ? Les organisations des soins y fonctionnaient comme des « aimants », avec des résultats objectivement remarquables en termes d’amélioration de la qualité de vie au travail.
Pyramide de gouvernance inversée
Les hôpitaux magnétiques ont « inversé la pyramide de gouvernance », résume Rodolphe Bourret. Et en France, c’est « le CHV qui se rapproche le plus de ce modèle », se félicite le directeur qui « délègue 90 % de [s]es prérogatives » aux chefs de pôle et chefs de service. « Les vrais donneurs d’ordre chez nous, ce sont les médecins, insiste-t-il. Les directions administratives sont là pour aider à mettre en œuvre leurs projets et à faire fonctionner l’hôpital. »
Mais comment fonctionne ce système managérial salué par les politiques, y compris au plus haut niveau de l'État ? Excédentaire depuis huit ans, le CHV est organisé en 12 pôles médicaux, épaulés par un pôle logistique et un pôle administratif. La gestion décentralisée repose ensuite sur un « trinôme », composé d’un chef de pôle, d’un cadre administratif et d’un cadre supérieur de santé. Cette équipe de choc dispose d’un large périmètre de délégation, y compris budgétaire : ressources humaines, gestion (financière, matérielle et logistique), conduite de projets… Les médecins managers ont donc les mains libres pour recruter du personnel médical ou paramédical et gérer les dépenses et investissements de leurs pôles respectifs. Cette autonomie de décision, sans demander l'aval de l'administration, s'opère jusqu’à une certaine limite, soit 75 000 euros pour les projets « mono-polaires ».
Une culture des projets
Jusqu’à ce seuil, « on n’a pas besoin de passer par le contrôleur de gestion ou d’aller convaincre la direction, on fait ce qu’on veut », se réjouit le Dr Nabil Elbeki qui porte une double casquette : chef du pôle urgences/réa/anesthésie et du pôle SSR. Au-delà de ce montant, le chef de pôle doit obtenir le feu vert de la commission stratégie et projet (CSP) et de la cellule médico-économique. Les deux instances sont présidées – et composées majoritairement – par des médecins. La CSP évalue les projets, avant de les soumettre à la direction, tandis que la cellule médico-économique analyse notamment l’évolution des coûts de fonctionnement. Les fonctions managériales occupées par les médecins (chef de service, chef de pôle, etc.) sont valorisées dans la rémunération, tandis que chaque pôle bénéficie d’un intéressement aux résultats.
Les médecins du CHV disposent ainsi d’une autonomie élargie pour mener à bien leurs projets de A à Z, ce qui permet de « simplifier les circuits administratifs et la prise de décision », souligne le DG du CH, observant que « les médecins n’ont pas envie de revenir en arrière ». Une culture projets qui anime les équipes et infuse : « Dès que vous donnez de l’autonomie à quelqu’un, vous créez des espaces de réflexion et de l’envie. Et avec l’envie, vous créez la liberté d’entreprendre. L’hôpital devient un lieu de créativité », argumente le directeur, qui précise que le pôle administratif représente 5 % du budget de son établissement (contre 30 % ailleurs).
La responsabilité, contrepartie de la liberté
« Nous ne sommes pas noyés dans l’administratif, abonde le Dr Antoine Lemaire, chef du pôle cancérologie et spécialités médicales. Si j’ai besoin d’un investissement lourd ou de matériel biomédical particulier, je n’ai pas besoin de réclamer une enveloppe à la direction, mais je devrai justifier ce budget supplémentaire auprès de mes pairs. » Selon le spécialiste de la douleur et des soins palliatifs, ces circuits courts permettent « d’être plus agiles, de réaliser rapidement des projets d’envergure alors que l’on attend parfois des années avant de pouvoir accéder à un financement dans d’autres établissements. »
Mais cette latitude entraîne des responsabilités accrues pour les médecins chefs de pôle. C’est la raison pour laquelle la plupart d’entre eux ont suivi une formation continue au management et à la gestion, jugée indispensable par le Dr Elbeki. « Durant nos études de médecine, on nous apprend à être les meilleurs et les plus forts, mais jamais le management participatif qui consiste à laisser aux équipes de terrain beaucoup d’autonomie », confie l’anesthésiste-réanimateur. Il a lui-même appris « à partager son pouvoir et à favoriser les projets de ses équipes soignantes », ce qui nécessite d’avoir « une bonne écoute et beaucoup d’empathie. »
Pression et exposition
Dans ce système, la gestion administrative et le management occupent donc une part significative de l'activité des chefs de pôle. Le Dr Antoine Lemaire y consacre environ 50 % de son temps. Et pour le Dr Hervé Bisiau, chef du pôle biologie, « le médico-administratif et la gestion polaire représentent 75 à 80 % de [s]on activité ». Certes, le biologiste est parfois contraint de travailler durant ses vacances ou le week-end. Mais à ses yeux, le principe de délégation s'accompagne du « principe de responsabilité ». « Quand on monte un projet, il faut rendre des comptes à la direction, résume-t-il. Si l’équilibre économique n’est pas atteint, le directeur reprend la main. »
Ce qui explique aussi que ces managers médicaux sont « très exposés ». « Nous subissons une forte pression quotidienne sur l’équilibre médico-économique et la résolution de problèmes », poursuit le Dr Hervé Bisiau. Pas de quoi néanmoins altérer sa motivation, au contraire. « On a la main sur beaucoup de leviers au service de la prise en charge des patients, c’est ce qui donne du sens à nos métiers et à nos fonctions ». Un avis partagé par son confrère, chef du pôle cancérologie et spécialités médicales. « La finalité de notre investissement est une meilleure médecine et une meilleure qualité de vie au travail pour nos soignants », avance le Dr Lemaire. Quitte à être personnellement « surexposé, ultra-contractualisé et à subir du stress au quotidien », à travailler « sous la loupe de nos équipes, de la direction et des différentes instances » d'évaluation.
Le Sénat s'y intéresse
Cette charge mentale explique sans doute que certains responsables médicaux abandonnent. C’est ce qu’a constaté la commission d’enquête du Sénat sur l'hôpital, qui s’est déplacée fin janvier à Valenciennes pour évaluer ce modèle de gouvernance partagée. Son président, le Dr Bernard Jomier, observe qu'il y a eu « beaucoup de départs » de managers au CHV ces dernières années. Sans doute parce que ceux-ci « n’ont pas forcément adhéré au mode de gouvernance et au changement de culture de l’établissement ». Le sénateur de Paris ose la question : « Est-ce que les personnels soignants doivent être pleinement impliqués dans la gestion économique ? »
Pour autant, Bernard Jomier, lui-même généraliste, considère que le modèle de Valenciennes va clairement dans le bon sens. La plupart des soignants y sont « satisfaits » de leurs conditions de travail car ils ont « le sentiment de peser sur les choix de santé ». Le sénateur salue un « taux d’absentéisme au CHV en dessous de la moyenne, tandis que le recours à l’intérim est quasi nul ». Fort de ce constat, il plaide pour « un nouveau pacte de gouvernance », convaincu qu’il faut évoluer vers « un hôpital plus partenarial entre direction, soignants et acteurs du territoire ».
S'il fait ses preuves dans le Nord, le modèle de Valenciennes peine à faire des émules. Pour son directeur, c’est avant tout en raison du « poids des habitudes, des certitudes ou de la peur du changement ». Et d’ajouter que ce n’est pas chose aisée pour un patron d'hôpital de « savoir déléguer et de se consacrer à la stratégie. Quand on délègue ses prérogatives, il faut avoir une très grande confiance envers ses collaborateurs. »