Dr Dominique Martin, directeur général de l’ANSM

«Une pratique très française »

Publié le 02/10/2015
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Crédit photo : GARO/PHANIE

Le Généraliste En médecine générale, les prescriptions hors AMM représentent 20 % des prescriptions et, pour les spécialistes, 30 %. Ces chiffres recoupent-ils ceux dont dispose l’ANSM ?

Dr Dominique Martin Par hors AMM, il faut entendre toutes les prescriptions qui ne respectent pas les RCP. Ces chiffres sont à prendre avec beaucoup de précautions. Je ne suis pas sûr que l’on soit capable de mesurer le mésusage des médicaments car les gens ne vont pas déclarer facilement qu’ils effectuent des prescriptions hors AMM. Ce que l’on sait, c’est qu’il y a une utilisation du hors AMM qui est très large. Si l’on fait une comparaison avec les pays européens équivalents, cette pratique est plus répandue en France.

Aujourd’hui, les nouveaux médicaments bénéficient d’une évaluation au plan européen, avec une analyse du rapport bénéfices-risques effectuée au niveau de l’Europe, qui fait l’objet d’une sorte de consensus européen et se réfère à des pratiques moyennes européennes. Or, l’utilisation de manière non marginale du hors AMM implique une distorsion sur le rapport bénéfice-risque. Ainsi, en surprescription, ce rapport est déséquilibré. Avec le risque de voir alors apparaître des effets secondaires très importants.

Est-il arrivé qu’un produit utilisé hors AMM soit retiré du marché du fait de ses effets secondaires ?

Dr D.M. L’idée n’est pas de retirer le produit du marché, mais plutôt d’aller vers un cadre de prescription plus contraint. C’est notamment le cas du Rivotril® qui a été cadré par la prescription sécurisée. Il était non seulement utilisé hors AMM, comme anxiolytique ou hypnotique, mais il faisait aussi l’objet de trafic.

Autre exemple, l’isotrétinoïne, du fait de mauvaises conditions de prescription. Ce produit doit en effet être utilisé en deuxième intention dans le cas de l’acné sévère. Il ne doit pas être employé s’il y a un risque. Il faut donc faire un test de grossesse en début de traitement, en fin de traitement et en cours de traitement si nécessaire, ce qui n’était pas du tout respecté. C’est pour cela qu’on a mieux encadré les conditions de prescription et réservé la primo-prescription à des spécialistes de façon à s’assurer d’un meilleur suivi. On peut également citer la Dépakine®. Un arbitrage européen a limité sa primo-prescription et le renouvellement de sa prescription, une fois par an, à des spécialistes, neurologues ou psychiatres car il se posait un problème de prescription de ce médicament pendant la grossesse.

Le Motilium® rentre aussi dans ce cadre. Un débat récent a fait apparaître un taux de décès élevé en France dû à ce médicament. L’ANSM a observé que l’on prescrit en France quatre fois plus de Motilium® que dans les autres pays européens. Et ce alors qu’on dispose de produits de substitution comme le Primpéran® et le Vogalène®. Il existe donc un problème de surprescription du Motilium®. Or une consommation quatre fois supérieure au niveau européen est forcément le fait d’une prescription hors AMM.

De même, les benzodiazépines sont prescrites en France pour des durées très supérieures aux durées de prescription normales (12 semaines pour les benzodiazépines, un mois pour les hypnotiques). Certaines personnes sont sous hypnotiques ou anxiolytiques depuis des mois, voire des années. Ce qui crée un risque car les effets positifs s’émoussent au cours du temps et, en revanche, les effets secondaires apparaissent, chutes, perte de mémoire, facteur d’entrée dans la démence chez les personnes âgées.

Une prescription d’hormones thyroïdiennes dans un but d’amaigrissement constitue également une prescription hors AMM. Des risques énormes sont pris, du point de vue de la santé cardio-vasculaire, notamment. C’est vrai aussi des anti-diabétiques prescrits à des fins de régime, comme le Mediator® (où plus de la moitié des prescriptions étaient hors AMM) ou le Victoza® (liraglutide). Le hors-AMM ne se limite donc pas aux prescriptions en dehors de l’indication, il dépend des conditions de prescription (durée de prescription, surprescription). Enfin, on constate une surprescription des antalgiques.

Ce phénomène reste donc assez français par rapport au reste de l’Europe. Quelles solutions peut adopter l’ANSM ?

Dr D.M. En premier lieu, il faut repérer les prescriptions hors AMM, ce qui n’est pas évident. On peut le faire à partir des données de l’Assurance Maladie, mais ce n’est pas facile. Il est également difficile d’agir sur la prescription individuelle du médecin. Il faut rappeler qu’il existe un droit à la prescription hors AMM. Ce n’est pas interdit si la prescription est justifiée, conforme aux données acquises de la science, si le médecin en a informé son patient, s’il a pris la précaution fondamentale de ne pas mettre en danger la vie de son malade. Cette manière de faire engage la responsabilité du praticien en cas de problème.

Quand l’ANSM a connaissance d’une prescription hors AMM, elle doit sensibiliser le laboratoire, qui est saisi et qui doit utiliser tous les moyens dont il dispose pour rappeler au prescripteur avec qui il a des relations que ce médicament ne doit pas être employé dans des conditions hors AMM. Le laboratoire doit le faire au travers de la visite, de lettres d’information, etc.

La deuxième procédure correspond au hors-AMM de bon sens avec présomption d’efficacité. À la demande du ministère ou d’une association, l’ANSM met en place une étude (évaluation) du produit, essentiellement sur le bénéfice présumé mais aussi sur les effets secondaires et, si l’évaluation est positive, l’Agence met en place une recommandation temporaire d’utilisation qui est censée cadrer l’utilisation du produit dans ce champ hors AMM avec un suivi individuel des patients (données rentrées sur un site Internet), qui peut durer plusieurs années.

Si, au bout de ce suivi, il se révèle que ce produit est bien efficace, comme il semblait l’être, et si le rapport bénéfice-risque est favorable, il peut y avoir passage de la RTU à une extension de mise sur le marché. En outre, régulièrement, l’ANSM envoie elle-même des courriers aux praticiens pour rappeler le bon usage des médicaments, comme dans le cas du Cytotec® (misoprostol) utilisé pour le déclenchement des accouchements.

On est cependant souvent confronté au problème selon lequel les praticiens considèrent que l’AMM et les conditions réglementaires dans lesquels ils doivent utiliser les médicaments ne sont pas impératives, ce qui est vrai en droit, mais qui se discute du point de vue de la santé publique. Or on observe qu’au niveau national il existe quand même des difficultés. Le chiffre est avancé de 18 000 décès prématurés liés aux effets iatrogènes de la prise des médicaments.

L’idée est de diminuer ces effets. Et plus le cadre de l’analyse bénéfice-risque est respecté, plus les risques diminuent. À l’inverse, plus on est hors cadre, plus les risques augmentent. Il faut donc faire la part entre la pratique individuelle lors de laquelle on peut être amené à prendre une décision individuelle de prescription hors AMM vis-à-vis d’un patient et le point de vue national selon lequel les prescripteurs ont une fâcheuse tendance à prescrire des médicaments hors AMM, parfois sur la demande des patients d’ailleurs (comme dans le cas des AVK, des antalgiques, des benzodiazépines).

Il faut d’ailleurs distinguer la situation de la pratique de ville, où ce phénomène touche plutôt les médicaments de prescriptions courantes comme les benzodiazépines et celui de la pratique hospitalière où il s’agit plutôt de produits spécialisés (comme dans le cas de l’utilisation hors AMM de façon compassionnelle d’anti-cancéreux extrêmement récents en cas d’échappement thérapeutique).

Quelles actions va entreprendre l’ANSM pour lutter contre cette pratique ?

Dr D.M. L’ANSM souhaite lancer une mission au début de l’année prochaine pour faire un bilan précis de la situation concernant le hors AMM, et notamment, en disposant de plus de données sur les comparaisons européennes et ce en interrogeant notamment nos collègues européens ainsi que la littérature. Le but : déterminer les facteurs de mésusage ainsi que ceux sur lesquels on peut agir. Un rapport a d’ailleurs été rendu par Bernard Begaud et Dominique Costagliola sur le mésusage du médicament en septembre 2013. Ils incriminent des problèmes de formation initiale et continue, principalement en pharmacologie. L’idée est d’identifier les points sur lesquels on peut agir, comme la formation. Mais il existe d’autres facteurs (meilleure utilisation des logiciels d’aide à la prescription, à la délivrance). Il existe aussi des facteurs de risque sur lequel on n’a pas de prise (temps trop court à accorder au patient lors des consultations de généraliste).

L’ANSM mesure aussi qu’elle a un déficit d’image auprès des généralistes. Ainsi, Je ne suis pas certain qu’un courrier envoyé par l’ANSM soit lu obligatoirement par les médecins. Il faut donc travailler en collaboration avec le Collège de médecine générale pour voir comment nos informations pourraient mieux passer auprès des généralistes.

Propos recueillis par le Dr Alain Dorra

Source : lequotidiendumedecin.fr