LE QUOTIDIEN : Quelle est la dynamique épidémique des infections fongiques invasives ?
Pr ALEXANDRE ALANIO : Ce n'est pas très simple à définir. L'incidence est relativement stable, bien qu'elle ait tendance à augmenter. Les infections fongiques sont opportunistes et surviennent chez des patients immunodéprimés. Or les greffes d'organe et les hospitalisations en réanimation augmentent, de même que le nombre de facteurs de risque.
On peut aussi incriminer le changement climatique qui favorise l’émergence de champignons que nous ne voyions pas avant. Non seulement les conditions de température et d'humidité sont favorables à de nouvelles espèces, mais il y a également les modifications de la faune qui, en migrant, transporte les champignons pathogènes, même si, pour l'instant, cela reste quelque chose de relativement confidentiel.
Pr FANNY LANTERNIER : Dans les populations les plus exposées aux infections fongiques invasives, on retrouve les patients immunodéprimés traités en hémato-oncologie, ou pour une tumeur solide, ou encore ceux qui sont transplantés. Il y a aussi les patients avec des maladies inflammatoires traitées par immunosuppresseurs.
Chaque type de champignon est responsable d’infection sur des terrains particuliers. La cryptococcose et la pneumocystose sont retrouvées plus souvent chez des patients VIH, alors que les candidémies touchent prioritairement les patients après une chirurgie. Ces tropismes dépendent de la physiopathologie du champignon : les Candida, présents sur la peau, ne provoquent une infection invasive que s'il y a une brèche cutanée, via un cathéter par exemple. Les champignons filamenteux, présents dans l'environnement, pénètrent par inhalation.
Le centre national de référence (CNR) a-t-il constaté un changement lors de la période Covid ?
Pr F.L. : Les données sont controversées. Les infections respiratoires provoquent une abrasion de la muqueuse respiratoire qui facilite l'entrée du champignon. Dans le cas du Covid, il y a en plus le fait que les patients ont été traités avec des corticoïdes qui ont diminué leurs défenses immunitaires, en particulier en réanimation. Ce genre de phénomène s'observe aussi lors de grippes sévères. On a par ailleurs observé en Inde une épidémie de mucormycoses ORL, car il y a plus de patients diabétiques et traités avec des corticoïdes en ambulatoire.
Pr A.A. : Nous ne disposons pas de critères pertinents pour diagnostiquer les patients non immunodéprimés. C'est la raison pour laquelle ces données sont encore très débattues : d'un pays à l'autre, il y a des différences de prévalence très importantes liées aux divergences de méthodes diagnostiques.
Pr F.L. : Prenons l’exemple de l'Aspergillus. Ce n’est pas un champignon commensal, mais il est souvent présent dans les poumons. En temps normal, une personne immunocompétente s'en débarrasse très bien. Donc quand on en a retrouvé dans les prélèvements des patients Covid, il n'était pas forcément évident de savoir si on avait affaire à une infection invasive.
On a eu neuf cas de résistance en 2024 et 10 en 2023, alors que nous étions à zéro il y a dix ans
Pr Alexandre Alanio
Quelle est la situation concernant la résistance aux antifongiques ?
Pr F.L. : Il y a deux types de résistance aux antifongiques : les résistances naturelles et les émergentes. Pour ce qui est des champignons filamenteux présents dans l'environnement, on décrit actuellement des Aspergillus fumigatus qui deviennent résistants sous la pression de fongicides azolés utilisés dans l'agriculture. Cela a été énormément décrit aux Pays-Bas où la culture de fleurs est très consommatrice de ce type de produit. Plus de 18 % des aspergilloses invasives décrites dans les hôpitaux néerlandais étaient résistantes aux traitements de première ligne.
Les résistances aux antifongiques sont très variables d'une région à l'autre, car elles voyagent peu. En France, les aspergilloses résistantes sont un point de surveillance, mais ne sont pas encore un problème de santé publique, puisqu'elles concernent environ 7 à 9 % des cas seulement. On peut en revanche voir des infections aspergillaires chroniques, traitées au long cours, et pour lesquelles vont se développer des résistances.
Ensuite, il y a le cas particulier des Candida auris. Ces champignons ont la particularité de pouvoir être multirésistants et de pouvoir être transmis entre patients. Dans certains pays, les infections invasives résistantes à Candida auris sont devenues la première source de fongémie.
En France, nous avons mis en place des recommandations de bonnes pratiques avec le dépistage de tous les patients transférés en réanimation depuis d'autres pays, la majorité des cas étant importés. On observe aussi une augmentation en France et en Espagne des cas de Candida parapsilosis résistants au fluconazole, l’un des antifongiques majeurs.
Pr A.A. : On a eu neuf cas en 2024 et 10 en 2023, alors que nous étions à zéro il y a dix ans. C'est en partie parce que l'on dépiste plus, mais aussi parce que le nombre de cas augmente à l'étranger.
Face à ces résistances, les cliniciens sont-ils véritablement dans une impasse thérapeutique ?
Pr F.L. : Certains Aspergillus fumigatus sont résistants à la majorité des antifongiques voire totalement intraitables. Quelques souches de Candida sont résistantes à une ou deux des trois grandes classes d'antifongiques. Le problème majeur est qu’il est difficile de substituer une classe par une autre. Les échinocandines sont efficaces et bien tolérées mais ne pénètrent pas dans certains compartiments comme la vessie, le système nerveux central ou l’œil ; les polyènes ont une efficacité très large mais présentent une forte toxicité ; et les azolés ont également beaucoup de toxicité ou d’interactions médicamenteuses, notamment avec les anticoagulants. Ces contraintes d’utilisation font que si un champignon est résistant à l’une des classes d'antifongiques, il n'est pas garanti de pouvoir, en pratique, recourir à une autre. Il y a également quelques champignons rares qui résistent à tous les traitements disponibles.
Pr A.A. : Depuis quelque temps, on assiste aussi à des émergences de dermatophytoses résistantes originaires du bassin indo-pakistanais. Ce pathogène est superficiel, mais il se traite très difficilement, et certains résistent à plusieurs antifongiques sans que l'on sache pourquoi. Un passage dans la communauté nationale française commence à s’observer, y compris chez des personnes qui ne sont jamais allées en Asie.
Les infections fongiques invasives sont rares mais extrêmement graves avec une mortalité de 40 %
Pr Fanny Lanternier
Y a-t-il de nouvelles molécules en développement ?
Pr F.L. : Oui, certaines le sont, le fosmanogepix par exemple, mais elles ne sont pas accessibles en France. On attend avec impatience qu'elles le soient et que les données publiées nous permettent de les utiliser. Les infections fongiques invasives sont rares mais extrêmement graves : au CNR, toutes souches confondues, la mortalité est de 40 %. Les patients sont souvent fragiles, très malades, immunodéprimés, mais ne se ressemblent pas du tout entre eux. C'est donc très difficile de faire des groupes homogènes pour mener des évaluations.
Est-il nécessaire de changer nos pratiques pour éviter une montée de la résistance antifongique ?
Pr A.A. : À l'échelle européenne, des experts ont été rassemblés pour alerter sur ce phénomène. Des instances réfléchissent à l'impact des pesticides sur la santé humaine. Un rapport est prévu, adressé à l'Union européenne qui décidera s'il faut émettre des règles plus strictes sur l'utilisation des fongicides.
Le monde de la recherche sur les infections fongiques est financièrement sous-doté. En 2022, l’Organisation mondiale de la santé a émis une liste des champignons pathogènes à étudier. Cette liste a un gros impact politique.
Avec le réchauffement climatique, les zones propices aux infections fongiques sont de plus en plus étendues
Pr Alexandre Alanio
Certaines régions du monde sont-elles plus propices à l'émergence de nouvelles souches et/ou résistances ?
Pr A.A. : Les zones tropicales sont globalement plus propices aux infections fongiques, et avec le réchauffement climatique, elles sont de plus en plus étendues. L'Inde en particulier est historiquement un endroit où beaucoup de nouvelles souches ont été décrites : pour des raisons climatiques et parce qu'il y a sur place une forte communauté de mycologues qui décrit ce qu’il s’y passe.
Ces zones tropicales sont malheureusement des endroits où les moyens alloués au diagnostic et la prise en charge sont les plus limités.
Pr F.L. : Nous évaluons actuellement un test de diagnostic simple avec des bandelettes urinaires pour repérer facilement les histoplasmoses. Ces dernières sont difficiles à diagnostiquer car elles présentent de nombreux points communs avec la tuberculose. Nous sommes en train de tester ces tests rapides sur des cohortes de patients immunodéprimés, infectés par le VIH.
REPÈRES
1997
Première description de cas d’infection aux Aspergillus résistant aux antifongiques
2003
Premier cas de dermatophyte résistant aux antifongiques chez un patient américain. En Inde, on estime désormais que 76 % des Trichophyton indotineae isolés en laboratoire sont résistants à la terbinafine
2009
Émergence au Japon d’une souche de Candida auris résistante. Alors que les résistances aux antifongiques voyagent peu, cette souche est une exception puisqu’elle s’est répandue dans 40 pays et figure désormais dans la catégorie « Priorité critique » de la liste des pathogènes de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)
Octobre 2022
L’OMS publie sa toute première liste d’agents pathogènes fongiques prioritaires
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