LE QUOTIDIEN : Habitués à la mort, les soignants vivent pourtant une situation exceptionnelle. Comment qualifieriez-vous la spécificité de cette crise ?
CATHERINE LE GRAND-SÉBILLE : Ce qui est depuis quelques semaines particulier, c’est la mort massive, mais aussi la précipitation et l’urgence, tout ce qui pourrait empêcher de penser, de donner du sens à ce que l’on est en train de faire, de ce qu’il nous en coûterait de négliger nos morts.
La presse fait un très beau travail de mise en témoignages de ce que vivent les professionnels de santé. Ce n’était pas le cas pendant la canicule de 2003, par exemple. Certains soignants prennent le temps de formuler ce qu’ils éprouvent. Ce qui est rapporté, c’est certes la complexité du travail technique et logistique à accomplir le mieux possible, mais aussi combien l’émotion existe. C’est d’ailleurs ce qui touche les familles. Ces récits disent le cœur sensible conservé, malgré le sang-froid qu’il s’agit bien sûr de garder pour agir. C’est quelque chose de profondément réconfortant, dans une situation pandémique si inédite, que cette commune humanité.
Comment les soignants peuvent-ils accompagner la fin de vie pendant ce confinement où les proches ne peuvent pas venir au chevet du patient ?
Bien accompagner, en plus de la mise en place de protocoles d’aides pour les détresses respiratoires et de produits injectables puissants pour assurer une digne fin de vie, c’est aussi se servir des outils disponibles pour maintenir la communication, l’échange et ne pas oublier les dimensions symboliques et relationnelles si importantes pour ceux qui vont mourir comme pour ceux qui leur survivent.
Mais tous les soignants autour du patient ne peuvent pas toujours le faire dans une situation d’urgence telle que celle-ci. Aussi faut-il une organisation pour les aspects relationnels aussi efficaces que pour les soins techniques. Il doit être possible de déléguer pour parler aux familles, mais aussi au patient. Il faut des mots pour relater ce qui a été fait, comment cela a été fait, même dans la pénurie.
Comment les soignants peuvent-ils expliquer les décisions médicales et rassurer sur la qualité de la fin de vie ?
Il faudrait s’adresser aux familles avec le plus d’égards et de sincérité possible. Les familles veulent être rassurées, par exemple sur l’absence de grandes douleurs. À l’hôpital, alors que l’équipe médicale dispose de médicaments pour soulager, cette réassurance ne pose pas problème. C’est davantage la solitude affective qui va légitimement inquiéter.
C’est autrement difficile pour les décès qui ont eu lieu dans certaines institutions ou à domicile, mais il y aurait quelque chose de profondément malhonnête à falsifier la réalité. Cela entraînerait d’ailleurs chez le professionnel une souffrance éthique difficilement dépassable. Et les familles sauront. Elles ont déjà, notamment pour les Ehpad, commencé à se saisir de certains témoignages de professionnels qui rapportent les conditions terribles d’un décès par détresse respiratoire et leur colère de n’avoir eu que du paracétamol pour soulager.
Néanmoins, malgré ces carences et ces manques, familles et amis seraient apaisés d’apprendre qu’on a été là, auprès du patient, du résident, malgré les gants, le masque, la tenue qui semble mettre à distance, mais qui n’empêchent pas de veiller et d’entourer. Ce témoignage d’empathie et de sollicitude est extrêmement réconfortant.
Ce témoignage d’empathie peut-il être différé pour les soignants qui, dans l’urgence, n’ont pas toujours eu ou pris ce temps ?
Oui, parce que ce récit est essentiel pour que celui qui est décédé existe aux yeux des humains citoyens que nous sommes. Ce qui n’a pu être dit immédiatement pourra, devra, être repris plus tard. Imaginons bien dans quelle situation inédite nous nous trouvons, où pour un grand nombre de morts, les familles n’ont rien su, n’ont su qu’après, n’ont pas été présentes, ne savent pas quelles ont été les conditions du mourir.
Comment les professionnels de santé peuvent-ils accompagner le deuil dans ce contexte ?
Au CHU de Lille par exemple, une initiative a été prise par le Dr Charles-Édouard Notredame, psychiatre, qui a créé un dispositif avec des psychologues pour permettre de joindre immédiatement les familles qui ont connu un décès, sans craindre d’être intrusif. Il s’agit de dire « nous savons qu’un de vos proches est décédé dans notre hôpital et nous nous soucions de vous, nous sommes disponibles pour vous ». Ce sont des mots simples mais qui sont, avec délicatesse, à poser dès le début avec l’offre de poursuivre cette attention par téléphone ou par une rencontre.
Le pire serait une telle « intimisation » de la mort. Les autres ont à s’en mêler. Pour tous les morts, à toutes les époques, on ne laisse pas les endeuillés seuls avec cet évènement. Pour qu’il y ait reconnaissance que la mort a eu lieu, il faut que les autres s’en saisissent, puissent en parler, puissent ritualiser la séparation, et rendre hommage au disparu. C’est ce que nous aident à faire les professionnels, notamment les équipes de soins palliatifs, celles des chambres mortuaires et les agents funéraires, mais aussi les représentants des cultes religieux. Tous ceux, donc, qui s’effraient moins de la mort et qui savent les ravages considérables de l’absence de socialisation et de symbolisation.
Comment les soignants peuvent gérer pour eux-mêmes cette situation de mort massive ?
Il est important de rappeler aux soignants que souffrir de cette situation, s’en indigner, ne pas s’y habituer, ce n’est pas de la fragilité.
Il faut que les soignants soient protégés et soutenus. Mon conseil serait – pour avoir enquêté auprès de beaucoup d’entre eux confrontés à des morts difficiles – qu’ils n’hésitent pas à contacter quelqu’un pouvant, en confiance, les écouter. Ils peuvent aussi s’enregistrer ou écrire, tenir une forme de journal de bord de cet évènement. Cette remémoration est le lieu d’une élaboration. Cela peut être seulement quelques mots, quand on n’a pas beaucoup de temps, sur lesquels on pourra ensuite revenir, et s’attacher aux détails est aussi important que de narrer des faits marquants.
Comment soulager l’impossibilité actuelle de se réunir lors des obsèques ?
Le fait de ne pas pouvoir participer à la mise en bière, à une cérémonie de crémation ou d’inhumation est aujourd’hui source d’affliction et de colère. Il nous faut reconnaître comme légitimes et justes la peine et l’indignation liées à cette interdiction.
Certes, la mise en suspens des rites funéraires, la précipitation pour enterrer ou brûler les morts, se voient dans l’histoire lors des grandes épidémies, mais les populations en sont profondément marquées et même traumatisées.
Dernièrement avec le virus Ebola, l’Organisation mondiale de la santé a dû revenir sur la décision de retirer dans l’urgence les cadavres aux familles et de les enterrer à la va-vite dans des tombes anonymes. Les violences contre les personnels de santé qui avaient tant malmené les morts aux yeux des vivants, en raison de la catastrophe sanitaire, s’étaient multipliées. Il a fallu rétablir un traitement plus digne, c’est-à-dire plus respectueux des convictions sociales et religieuses des sociétés africaines concernées.
Nous ne sommes pas différents. Les pouvoirs publics devraient modifier ces pratiques actuelles trop expéditives et marquées de solitude. Il y aurait aussi à annoncer pour la suite des cérémonies pour rendre collectivement hommage à toutes les personnes décédées du Covid-19, et à toutes celles qui, sans être atteintes de cette maladie, n’ont pas non plus bénéficié d’obsèques décentes.
Les leçons de l’expérience de la canicule de 2003 ont-elles été tirées ?
On le sait, cette canicule a, par la suite, permis que les représentants élus des citoyens dans les communes s’organisent pour garder le contact avec ceux qui sont seuls et prendre régulièrement des nouvelles des plus fragiles. Le maintien des liens sociaux, notamment par les appels mis en place pendant l’été, est assuré. Il est activé pendant cette pandémie.
Ce qui visiblement n’a pas été tiré comme leçon, c’est la nécessité de personnel et de matériel en nombre suffisant pour faire face à une mort de masse, notamment en raison du coût de cette prévention. Or, s’occuper dignement des morts et traiter funérairement les corps si nombreux implique des décisions politiques fortes. On aurait dû conserver cette vigilance sociale d’une mort massive possible. Nous constatons que cela a été insuffisamment fait. Ce sont les mêmes camions réfrigérés qui apparaissent près des chambres mortuaires débordées. Le traitement des corps des défunts est expédié, les rites sont malmenés, hâtés, raccourcis, comme en 2003, et ne font plus l’objet de cette inscription temporelle et sociale qui doit être la leur.
Nous ne pouvons pas faire autrement que de nous montrer collectivement vigilants dorénavant. Il y aura aussi, au plan sociétal, à débattre de l’arbitraire et de la question du choix de qui traiter, qui hospitaliser, qui réanimer, de comment garantir un traitement digne des morts.
Cette sensibilité accrue aux différences souvent construites sur des inégalités sociales, va sans doute resurgir. Elle émerge déjà de cette tragédie et génère des élans et des outils de solidarité qu’il faudrait pérenniser. Ce n’est pas une mauvaise chose selon moi que nous ayons davantage conscience des différences de position et de destin dans notre société. Seules les exigences démocratiques dont nous nous saisirons permettront d’analyser les manquements politiques et certains choix économiques délétères pour notre santé et les besoins vitaux de tous.
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