LE QUOTIDIEN : Comment en êtes-vous arrivé à explorer la piste génétique dans l'autisme alors que la France était frileuse à l'égard de ces approches ?
THOMAS BOURGERON : Dès 1977, des études sur des jumeaux plaidaient en faveur de composantes génétiques dans l'autisme. Mais jusqu'au début des années 2000, nous ne savions pas quels gènes pouvaient être en cause.
Je n’étais pas au départ un chercheur sur l’autisme. J’ai commencé par la biologie végétale puis j’ai rejoint des groupes à l’hôpital Necker (AP-HP) et à l’Institut Pasteur. À l’Institut Pasteur, j’identifie un nouveau gène dans une région importante pour la schizophrénie : même si cette recherche n'a pas abouti, elle est un premier contact avec les psychiatres et l’autisme, champ de recherche vers lequel je me tourne alors.
En me penchant sur une famille suédoise, avec deux frères autistes (dont un avec le syndrome d’Asperger), je découvre une mutation du gène neuroligine 4 (NLGN4X), qui se trouve sur le chromosome X ; il s'agit d'une « mutation stop » qui empêche la synthèse de la protéine codée par ce gène et entraîne une perte de sa fonction. C'était la première fois qu'on montrait cette mutation ! Puis nous en avons trouvé une autre, dans un autre gène, neuroligine 3 (NLGN3X), aussi sur le chromosome X, dans une autre famille suédoise avec deux enfants autistes. Mais notre article publié en 2003 ne fait guère de bruit…
Quelques années plus tard, avec l'étudiante Christelle Durand, nous identifions le gène Shank3, qui lui aussi code une protéine synaptique et est muté chez des personnes autistes avec de très sévères troubles cognitifs. Cette publication en 2006 fait date. Puis nous mettons en évidence l'implication des neurexines (NRXN), partenaires des neuroligines. En 2007, nous avons donc quelques pièces d'un puzzle dans lequel la synapse - point de contact entre les neurones - joue un rôle clé. Depuis, les technologies se sont perfectionnées ; plus de 200 gènes ont été identifiés comme impliqués dans l'autisme.
Travailler sur l'autisme en France est compliqué, encore plus en génétique. L’Institut Pasteur m'a fait confiance en acceptant, en 2003, la création d'un « groupe à cinq ans » qui est devenu un laboratoire d'une quinzaine de chercheurs, psychiatres, neuroscientifiques et généticiens. La génétique permet de comprendre qu'il n'y a pas un seul type d'autisme, ni, par conséquent, un seul type d'accompagnement.
Toutes ces variations génétiques n'ont pas la même importance sur le risque d'autisme. Que sait-on aujourd'hui ?
Nos découvertes ont consisté à montrer qu'une seule mutation génétique peut donner un type d'autisme assez sévère et qu'elle modifie le nombre et la fonction des synapses. Nous retrouvons des mutations de novo chez 20 à 25 % des enfants avec autisme et déficience intellectuelle (DI), sévèrement atteints. Des indices nous laissent penser que les gènes exprimés précocement, avant la naissance, se traduisent par des atteintes cognitives plus sévères.
Plus on analyse de patients, plus on trouve des gènes associés à l’autisme, mais il y a besoin de plus de recherche dans ce domaine car certaines mutations sont des variations de signification inconnue (« variants of unknown significance »).
Quant aux formes polygéniques causées par l’addition de nombreuses variations génétiques dans le génome de la personne, on retrouve des personnes autistes sans DI comme le syndrome d'Asperger, mais nous sommes uniquement au début de leur compréhension.
Avec le professeur de psychologie Simon Baron-Cohen (Cambridge), nous avons fait passer des tests sur l'empathie à 700 jumeaux. Ils devaient décrypter les émotions à travers le regard des personnes. Nous avons retrouvé 30 % d'héritabilité indiquant que nos différences génétiques expliquent une partie de notre capacité à lire l’esprit dans les yeux !
Nous avons mis ce test (Reading the mind in the eyes) ainsi que des questionnaires évaluant le niveau d’empathie sur la plateforme génétique 23andMe et reçu jusqu’à plus de 80 000 réponses. En moyenne, le génome des autistes est appauvri dans les variations génétiques qui donnent des scores élevés d'empathie. Mais tellement de variations jouent… Tout n'est pas génétique. Ces variations génétiques, qui ne sont pas directement en lien avec l’autisme ou l’empathie, vont augmenter plus ou moins fortement la probabilité d’être autiste ou d’avoir des difficultés d’acquisition du langage, de comprendre les émotions de l’autre…
Pourquoi chercher des gènes ?
Trouver des gènes permet d'identifier des voies biologiques qui fonctionnent de manière atypique chez les personnes autistes. Les premiers gènes que nous avons trouvés (NLGN, Shank, NRXN) forment une voie synaptique ; une autre voie est celle permettant la régulation des gènes via le remodelage de la chromatine. À chaque fois, il semble que la conséquence de ces variations génétiques est de moduler la plasticité neuronale et synaptique ; la propriété des synapses à renforcer ou affaiblir la faculté de transmission d'un neurone à un autre.
À partir de là, nous avons pu faire des modèles cellulaires (pour observer les synapses) et des modèles animaux. Nous avons travaillé sur des souris mutées dans ces gènes, en particulier Shank3 ; mon groupe avec Élodie Ey et Fabrice de Chaumont a été le premier à montrer qu'elles vocalisent différemment et moins, ce qui est aussi accompagné par des problèmes d'interactions sociales.
Découvrir des gènes et les voies biologiques permet aussi de déculpabiliser les parents (surtout les mères !). Des familles concernées par les mêmes gènes ont pu se regrouper en fondations et partager leurs expériences. Ces connaissances aident aussi les chercheurs à avancer… Je n'ai rien contre la psychanalyse - mon père était psychanalyste -, mais dans l'autisme, elle a eu un rôle contre-productif. Des approches comportementalistes ont tardé à être mises en place, des parents se sont vus retirer leurs enfants pour suspicion de maltraitance. La France a été condamnée plusieurs fois par l'Europe pour son retard.
Quel rôle la génétique peut-elle avoir en matière thérapeutique ?
Nous travaillons sur les modèles animaux avec l'espoir de comprendre comment les cerveaux atypiques communiquent ou pourquoi ils sont plus vulnérables aux crises d’épilepsie, et ainsi améliorer certaines capacités cognitives ou réduire des comorbidités.
Nous pouvons chercher des molécules qui moduleraient les manifestations des troubles autistiques. Par exemple, en collaboration avec Alexandra Benchoua de l'Institut des cellules souches pour le traitement et l'étude des maladies monogéniques (I-Stem), nous avons réussi à reconstituer des neurones de patients porteurs d'une mutation sur Shank3 (à partir de morceaux de peau dérivés en cellules souches), qui se sont révélés avoir moins de synapses (comme attendu). Alexandra a testé 205 molécules existantes et trouvé que le lithium boostait l'expression de Shank3 et des synapses.
Le lithium n'est probablement pas une molécule miracle, mais plusieurs cas de réponses positives au traitement ont été rapportés dans la littérature. Il faut cependant objectiver ces observations avec une étude robuste lithium versus placebo. Nous avons donc commencé en 2022, avec l’équipe du Pr Richard Delorme à l'hôpital Robert-Debré (AP-HP), l'étude Lisphem, le premier essai randomisé en double aveugle ciblé sur 22 patients mineurs, porteurs d'une mutation sur Shank3. Les résultats sont attendus en 2024.
Les tests génétiques peuvent-ils avoir leur place dans une stratégie de dépistage ?
Ils ne peuvent constituer à eux seuls des diagnostics de l'autisme (qui doivent être réalisés par une équipe pluridisciplinaire), mais ils peuvent venir en appui, pour mieux comprendre la catégorie d'autisme dont relève un individu, afin notamment de l'inclure dans des essais cliniques.
Vous participez à de nombreux projets de recherche européens. Lesquels ?
Le projet Aims-2-Trials, financé par l'Europe et des laboratoires pharmaceutiques, comporte trois cohortes pour suivre les personnes (âgées de 0 à 30 ans) sur du temps long, pour voir comment se développe l'autisme et rechercher des biomarqueurs.
Un deuxième projet, Candy, consiste à étudier les comorbidités dans l'autisme en s'intéressant aux fratries.
Le projet R2D2-Mental Health (Risque, Résilience, Diversité Développementale en Santé Mentale), financé à hauteur de 10 millions d'euros et regroupant 20 centres de recherche, vise à comprendre les trajectoires de personnes avec des troubles du neurodéveloppement. Notre objectif est de changer l'équation trop simple : risque = diagnostic. En plus des facteurs de risque (par exemple être porteur d'une mutation ou être né prématuré), nous étudions les facteurs de résilience, la diversité neurodéveloppementale, la qualité de vie… pour comprendre pourquoi certaines personnes s'en sortent mieux que d'autres face au même risque. Ceci en associant pleinement les personnes concernées !
Enfin, au niveau français, nous nous félicitons que le plan Médecine génomique 2025 ouvre la voie aux premiers génomes complets pour les personnes autistes. La France doit faire plus pour les enfants en difficulté et nous attendons les résultats de notre demande d'Institut hospitalo-universitaire (IHU), faite en lien avec Robert-Debré.
Dr Patrick Gasser (Avenir Spé) : « Mon but n’est pas de m’opposer à mes collègues médecins généralistes »
Congrès de la SNFMI 2024 : la médecine interne à la loupe
La nouvelle convention médicale publiée au Journal officiel, le G à 30 euros le 22 décembre 2024
La myologie, vers une nouvelle spécialité transversale ?