La prise en charge en France des enfants présentant des variations du développement génital est vivement critiquée par les institutions et des patients. Si un cadre de bonnes pratiques était très attendu, la publication d'un arrêté en novembre ne semble pas résoudre complètement les tensions.
Plus d’une année aura été nécessaire après l'adoption de la loi de bioéthique (août 2021) pour que soient précisées les modalités d'application de son article 30 relatif aux enfants présentant des variations du développement génital (VDG). Les longues discussions entre le ministère de la Santé, les médecins des centres de référence et les parlementaires ont abouti à la publication en novembre dernier au « Journal officiel » d’un arrêté encadrant la prise en charge de ces enfants.
« En l’état, la loi de bioéthique n’était pas applicable », observe le Pr Rémi Besson, chirurgien pédiatrique au centre expert de Lille, qui juge l’arrêté important en ce qu’il « pose un cadre » pour la prise en charge. Mais, pour certains usagers du système de santé, réunis au sein du Collectif Intersexe Activiste (CIA), la loi, comme sa déclinaison pratique, maintient la « pathologisation des corps de ces enfants, considérés comme des anomalies », déplore Gabrielle, membre du CIA en charge du plaidoyer. Elle dénonce une « usine à gaz dans laquelle le consentement de l’enfant n’est pas au cœur du protocole ». En mars, la Haute Autorité de santé (HAS) avait également émis des réserves sur ce texte.
Un changement de regard sur les VDG
Les VDG, qui peuvent être féminines, masculines ou relever de l'intersexuation, se caractérisent par un développement atypique du sexe chromosomique, gonadique ou anatomique. Parfois visibles à la naissance, elles peuvent aussi être découvertes à l’adolescence ou à l’âge adulte, notamment en cas d’infertilité.
Pour quelques situations, le besoin médical est vital, que le traitement soit chirurgical ou hormonal. Mais, au-delà de l’urgence, ces variations sont aussi considérées comme devant être corrigées pour le supposé bien-être psychologique et social de l’enfant et de sa famille. « Pour les parents, l'annonce peut constituer un psychotraumatisme avec des répercussions possibles sur les enfants », souligne le Pr Besson. Des traitements hormonaux et des actes chirurgicaux sont alors prescrits pour faire correspondre l’anatomie au sexe assigné à l’enfant.
Le caractère systématique des interventions est vivement critiqué par certains enfants pris en charge qui, devenus adultes, se plaignent jusque devant les tribunaux des « mutilations » exercées dans l’opacité, sans nécessité vitale et sans leur consentement. Plusieurs rapports ont également dénoncé des interventions « lourdes, mutilantes, parfois répétées » (rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme paru en mai dernier), tout en rejetant les arguments d’ordre psychologique et social (rapport du Conseil d’État en 2018) et en invoquant le nécessaire consentement (avis du Comité consultatif national d'éthique [CCNE] de 2019).
Ces arguments sont repris par la HAS pour motiver son avis défavorable sur l'arrêté. L'agence s'inquiète également que l’on « confie la prise en charge aux mêmes équipes, sans pouvoir garantir que les opérations illégales vont cesser », explique Benjamin Moron-Puech, professeur de droit et spécialiste du sujet.
L’arrêté conditionne la prise en charge de toute variation « marquée » à un accueil dans un des quatre centres experts de la filière des maladies rares endocriniennes (Firendo), à Paris, Lyon, Montpellier et Lille. Cette structuration en réseau existe déjà, mais « le circuit patient est désormais imposé par la loi », souligne le Pr Besson.
Est concernée « toute présentation atypique des organes génitaux avec impossibilité de déterminer le sexe et tout hypospadias associé à une autre atteinte des organes génitaux ». Cela inclut « les diagnostics étiologiques déjà établis et notamment les caryotypes féminins (46, XX) associés à une hyperplasie congénitale des surrénales ou un ovotestis, les insensibilités aux androgènes, les dysgénésies gonadiques partielles et complètes ou les déficits en 5 alpha réductase ainsi que toute discussion de gonadectomie », est-il précisé. Les patients présentant un hypospadias postérieur isolé doivent également être orientés vers un centre expert, mais les hypospadias antérieurs isolés sont exclus du dispositif.
L’arrêté traduit un virage en plaidant pour une « prise en charge au cas par cas, collégiale et multidisciplinaire » visant « à assurer la meilleure prise en charge médicale », lit-on. Surtout, il reconnaît que « la seule finalité de conformation des organes génitaux atypiques de l'enfant (…) ne constitue pas une nécessité médicale », une formulation directement reprise du Conseil d’État. C’est un « bond symbolique considérable », juge Benjamin Moron-Puech. « Même dans la loi de bioéthique, c’était inenvisageable de dire cela, cette reconnaissance étant considérée par le ministère de la Santé comme une forme d’interdiction générale des pratiques dont il ne voulait pas, poursuit-il. Cela amorce le début d'une prise en compte des droits humains des personnes intersexuées par le ministère et cela dans le prolongement de l'avis de la HAS ». Celle-ci a fondé son avis défavorable sur les droits humains, « une première pour une institution médicale française », souligne Benjamin Moron-Puech.
En accueillant les jeunes patients et surtout leurs parents, les équipes sont invitées à faire preuve d’une « attitude prudente », à délivrer une information « suffisante » à la compréhension, à mettre en place « sans attendre» un accompagnement psychologique de l'enfant et des parents et à mettre à disposition une liste d’associations spécialisées. Seule exception, les cas d’urgence vitale pour lesquels « les traitements nécessaires sont initiés sans délai, notamment le traitement hormonal dans le cas d'une hyperplasie congénitale des surrénales ». Le texte introduit l’obligation d’une information complète, y compris sur l’infertilité, et un délai de réflexion, des « avancées considérables », considère Laurence Brunet, juriste spécialisée en bioéthique intervenant auprès de l’équipe de l’hôpital Bicêtre.
Des « failles juridiques »
L’arrêté propose ensuite des modalités inédites de prise de décision médicale. Une réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP) est posée comme préalable à toute prise en charge, sauf pour les hypospadias postérieurs isolés. « L’objectif est que les centres aient l’obligation de ne rien faire sans avis d’experts et que tous discutent régulièrement », explique Laurence Brunet. La composition et la fréquence de ces RCP sont également détaillées. Ces réunions devront notamment accueillir un juriste, « une première pour sortir du cadre médico-médical », poursuit-elle.
Autre modalité inédite, « toutes les propositions émanant de la RCP font l'objet d'un consensus des experts réunis », est-il indiqué. En cas de désaccord, le dossier est rediscuté plus tard. « Cette notion de consensus peut paraître dérisoire, mais c’est une barrière procédurale non négligeable, relève la juriste Laurence Brunet. L’absence de consensus signifie qu’il n’y a pas de nécessité médicale, c’est un verrou important », qui apporte une « garantie » quant au respect de l'intégrité physique de l'enfant pour toutes les variations qui passeront en RCP. Seul bémol, « toutes les VDG ne passeront pas en RCP ». Reste que l’obligation de consensus, en imposant une « unanimité pour une décision thérapeutique », constitue un « bouleversement des pratiques », estime le Pr Besson.
L’arrêté prévoit aussi que les conclusions de la concertation soient consignées dans le dossier médical de l'enfant et « accessibles à tout moment ». Ce point marque la « fin du secret pour les parents », salue Laurence Brunet. « On sort enfin du secret de ce qu’on faisait à ces enfants, une approche catastrophique », appuie le Pr Besson.
Malgré les avancées, le compromis établi par cet arrêté comporte des « failles importantes » qui pourraient être contestées en justice, selon Benjamin Moron-Puech. L’arrêté instaure une distinction entre variations marquées et non marquées qui « n’est pas dans la loi », ce qui est source de fragilité juridique, souligne-t-il.
Une autre fragilité relève de la non-prise en compte de l’avis de la HAS. Ce faisant, « le texte ne respecte pas le droit international qui oblige la France à prévenir la réalisation de traitements qualifiés d’inhumains et dégradants », ajoute-t-il. Des contournements sont également possibles : « certains médecins pourraient coder différemment les actes, ne pas réaliser certains examens pour échapper aux RCP ou s'abriter derrière le but fonctionnel des interventions, alors qu’en réalité ces opérations n’auraient d’autres buts que la "conformation des organes génitaux atypiques" pour parler comme l’arrêté, alerte-t-il. Il aurait fallu que l’arrêté détaille davantage les motifs interdits, pour protéger réellement les enfants intersexués. »
Pour évaluer l'application des dispositions de l'arrêté, deux études sont prévues à une échéance de 18 mois : l'une, financée par la Direction générale de la santé (DGS), sera quantitative et menée à partir des données de la Caisse nationale de l'Assurance-maladie (Cnam) et des hôpitaux pour suivre l'évolution des chirurgies ; l'autre, financée par la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), sera qualitative et réalisée par deux sociologues.