Peut-on industrialiser le processus de soins ?
Cette question peut recevoir différentes réponses selon le point de vue au sein duquel on se place. Mais tous les points de vue ne se valent pas. Doit être défendu en priorité le point de vue humain, c’est-à-dire la relation entre le patient et le professionnel de santé. Dans l’histoire de la médecine, cette relation est primordiale. Et a toujours prévalu sur les autres facteurs, même si cette rencontre aujourd’hui est médiée par la technologie. Que signifie industrialiser, sinon élaborer des protocoles automatisés, standardisés, qui absorbent cette relation médecin-malade ? En pratique, cela signifie que la relation n’est plus singulière, unique. Ce processus entraîne un immense appauvrissement de la parole, de la rencontre, avec des conséquences sur le choix du bon traitement et de la confiance. Au final, je suis extrêmement méfiant.
Le film qui vient d’être diffusé sur Arte est une immersion au sein des blocs opératoires de l’hôpital Saint-Louis à Paris. Et décrit la tension, les crises que traversent les équipes. Pourquoi les professions de soins sont-elles si exposées au burn out ?
C’est un paradoxe qu’il me semble pertinent de documenter à partir de cette réflexion de Freud exprimée en 1936 : « Avec la modernité, trois métiers sont devenus impossibles : soigner, éduquer, gouverner. » Le lecteur est confronté là à un abîme de réflexion devant cette pensée. Il est saisi de vertige. Ces trois métiers sont constitutifs de l’humanisme classique. Notre civilisation européenne s’est construite autour des soins apportés aux corps, à l’âme pour éduquer les citoyens. Rien n’est plus important. Quelques années avant sa mort, Freud signale que les métiers du soin sont les plus exposés. Je me suis efforcé dans le livre Global burn out de distinguer entre progrès utile et progrès subtil. L’innovation technique peut être rangée dans le progrès utile, principalement technique et économique. Le progrès subtil, lui, met l’humain au centre. Il est périlleux lors de débats d’opposer progrès et conservatisme, voire régression. Je suis personnellement profondément attaché à la notion de progrès. Mais il faut trouver un équilibre entre progrès humain et progrès matériel. A cet égard, la profession médicale me semble emblématique. D’où le choix de centrer le film sur l’hôpital. C’est le lieu d’un rapport toujours singulier entre les médecins, les infirmières et le patient. C’est aussi le lieu où converge une série de processus techniques et administratifs dans un contexte économique difficile. Pourquoi avoir choisi l’hôpital Saint-Louis ? Invités lors d’une conférence dans cet hôpital, le réalisateur et moi-même avions remarqué comment le concept de progrès subtil avait « parlé » aux soignants. Peut-être parce qu’il nomme d’abord un problème avant de proposer une solution.
Quel est votre regard sur la crise que traverse l’hôpital Saint-Louis ?
Je connais moins bien le contexte de l’hôpital Saint-Louis que le réalisateur. Pour autant, la dimension de l’établissement, avec son grand nombre d’acteurs, accentue les pesanteurs, les difficultés. Avec pour conséquence les difficultés pour les soignants d’exprimer leurs propres valeurs. Le film retrace au-delà de la question du burn out la rencontre difficile entre des professionnels ultracompétents, fiers de leur éthique et une organisation technocratique.
Dans votre dernier ouvrage vous décrivez l’arrivée d’ « ultraforces » auxquelles il faudrait opposer des nouvelles formes de résistance.
A l’hôpital Saint-Louis, on voit comment les soignants sont traversés par des puissances, financières, techniques, face auxquelles les humains peinent à être dans un rapport de forces. Ces ultraforces surprennent le corps médical. Leur irruption récente s’illustre par le rapport générationnel à la puissance. Dans le film, un chirurgien incarne cet ancien monde où le chirurgien était le puissant parmi les puissants. Dans un bloc chirurgical s’affronte pour ainsi dire les chirurgiens et le destin, ce qui fait écho à la blague rapportée dans le film : quelle est la différence entre Dieu et un chirurgien ? Dieu ne se prend pas pour un chirurgien… Désormais apparaissent de nouvelles puissances, le management par exemple, la numérisation, les logiciels d’optimisation des flux de patients ou des salles. Ces éléments ne sont pas constitutifs du système. En revanche, ils le traversent et le font muter. Leur impact est à sens unique et contraint le médecin à trouver de nouveaux modes d’existence, à ruser. Les ultraforces n’ont jamais vocation à servir l’éthique par exemple. D’où l’expression d’un nouveau fatalisme dans les milieux professionnels avec cette idée : c’est le logiciel qui en a décidé ainsi. Ainsi soit-il… Aujourd’hui dans le monde médical, ce débat se traduit autour de l’interrogation : comment faire exister la qualité de relation ?
La parole ne suffit pas. Il nous faut inventer de nouvelles formes de prise de décision. Mais si le film a réussi à quelque chose, c’est de communiquer la grande et belle œuvre de l’exercice médical.
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