La notion de peuple traverse votre ouvrage consacré à Robespierre. Elle est au cœur de l'Histoire de la Révolution française de Michelet. Elle est revendiquée par les gilets jaunes. Comment expliquer cette permanence de 1789 à nos jours ?
Il y a comme une conjonction des astres. Je n'avais bien sûr rien prémédité lorsque je me suis lancé dans ce projet sur Robespierre. Je suis également surpris par le resurgissement d'une histoire révolutionnaire qui est en fait largement oubliée. Je doute que sur les ronds-points, on ait lu Michelet ou Robespierre. Mais elle habite les consciences françaises envers et contre tout.
Pour autant, vous reprenez dans les dernières pages de votre livre le mot de François Furet écrit en 1978 : « La Révolution française est terminée », tout en nuançant le propos.
Là où le diagnostic de François Furet est juste, c'est pour constater la disparition du projet révolutionnaire au sens strict du terme. À savoir, la perspective du renversement du régime en place et l’instauration d’un nouveau régime pour accomplir les promesses de la Révolution française. Un régime qui donnerait enfin le pouvoir au peuple, tout ce qui relève de la démocratie bourgeoise et libérale s'étant révélé inopérant pour réaliser cet idéal. Ce projet-là est mort.
Nos démocraties sont parvenues à résoudre les problèmes sur lesquels la Révolution française avait échoué. En revanche, nous n'avions pas vu collectivement en 1978, année où François Furet dresse ce constat, qu'à l'intérieur de cette acceptation de la démocratie représentative allait renaître une inspiration puisant au foyer de la Révolution française, les droits de l'homme pour faire simple, pour nourrir une revendication radicale de réalisation de ces droits à l'intérieur de la démocratie libérale. Le combat politique en faveur du régime que la Révolution française n'avait pas réussi à instituer recommence d’une autre façon.
Certes, mais au mois de décembre, les gouvernants ont éprouvé une peur, celle de la révolution.
Non, pas la peur de la révolution, mais celle d'une situation sociale qui leur échappe, de désordres incontrôlables, d'une délégitimation radicale de leur fonction et surtout de ne plus être obéis, le comble lorsque l'on commande. Qu'est-ce qu'une révolution ? C'est le projet de remplacement du pouvoir en place. Ce n'était pas le but poursuivi par les gilets jaunes. Il n'y a plus de forces crédibles dans la société qui visent à s'emparer du pouvoir.
La volonté d'Emmanuel Macron au début de son quinquennat de s'incarner dans l'image d'un monarque républicain n'est-elle pas à l'origine de ce retour du peuple dans la rue ?
C'est un élément important de la situation. Il a voulu réincarner une dimension monarchique. Mais il n'a pas su le faire. Emmanuel Macron a bien perçu l'enracinement de l'idée monarchique en France. Mais il n’a pas compris l’idée particulière sur laquelle s’est ancrée cette image de la monarchie. Elle est celle d’un roi arbitre entre les grands et le peuple. Comment comprendre sinon la popularité de Louis XIV ? Pour ses sujets, il avait réussi à domestiquer la noblesse. À l’opposé, ceux qui ont entrepris une restauration monarchique au XIXe siècle sont apparus comme l'organe des grands qui souhaitaient retrouver leurs privilèges. Ils ont échoué. Emmanuel Macron a reproduit la même erreur. C'est une restauration ratée là où le Général de Gaulle avait réussi une restauration monarchique authentique, si l'on peut dire, en mettant à la raison ceux qui apparaissaient à l'époque comme les nouveaux puissants, les partis politiques et les forces économiques. « La politique de la France ne se fait pas à la corbeille », avait déclaré le Général. On peut traduire, je suis comptable de la nation et non pas des intérêts particuliers, fussent-ils légitimes. Emmanuel Macron en supprimant l'impôt sur la fortune a opté pour un raisonnement économique plutôt que politique. Ce n'est donc pas un roi mais un technocrate. Il a peut-être raison comme économiste. Mais ce n'est pas le sujet. Dans la séquence actuelle, il est passionnant de voir comment le passé imprègne le présent. Une tradition politique non dite, une constitution non écrite de la Ve république y incorpore un élément monarchique. C’est vrai. Mais il ne suffit pas de le reconnaître. Encore faut-il en saisir le sens.
Revenons au peuple.
C'est un terme polysémique qui recouvre des notions différentes. On distingue le terme juridique qui découle du droit des individus sous la forme de la souveraineté du peuple. Le peuple est ici la totalité des citoyens. D'où la nécessité d’être prudent lorsqu'on critique le populisme, le souverainisme. Je ne comprends pas en effet quelle pourrait être l'alternative pratique à la souveraineté du peuple. À cette acception politico-juridique s'oppose une acception sociale où le peuple désigne les pauvres, ou les simples, en fait la majorité d'une société où les défavorisés sont les plus nombreux. C'est là où Michelet a le génie d'une intuition historique extraordinaire, le peuple tel qu’il le campe, c'est la partie des citoyens victimes de l'ordre social. À juste titre, on objecte que ce n'est pas la totalité. Michelet qui parle en historien, de la société et de ses mouvements profonds, a sur ce point une intelligence supérieure à Robespierre, juriste avant tout. Ceux qui sont au bas de l'échelle bénéficient dans notre société d'une légitimité particulière. Ils ne sont certes qu'une fraction de la population. Mais d'une certaine façon, ils représentent le tout. Le peuple de par sa position de victime de l'organisation sociale est chargé de représenter un impératif supérieur. Car le pouvoir doit fonctionner au service du bien de tous. En dépit de la lettre du droit, le « peuple » dans nos régimes, dispose donc d'une charge très singulière qui le rend représentatif du sort commun. La mission du pouvoir est d'améliorer celui-ci d'une manière ou d'une autre. Le lien est évident entre la notion de peuple et l'idée de justice, version dérivée de la souveraineté du peuple dans son sens juridique. Pour Michelet, l'irruption du peuple dans l'Histoire coïncide avec l’intervention de l'idée de justice dans l'Histoire.
Robespierre dans les premiers temps de la Révolution incarne également cette idée du peuple.
Cette idée est centrale chez Robespierre. Au départ ce petit avocat de province se convertit littéralement à la Révolution en 1789 qui joue pour lui comme une révélation. Il épouse la Révolution dans ce qui en est le foyer actif, les droits de l'homme d'où découle la souveraineté du peuple. On peut lire son parcours comme le déploiement à cette identification première. Ce qui explique la façon dont le peuple s'est reconnu en lui. C'est l'avocat des droits du peuple contre tout système censitaire. Il porte cette revendication avec un éclat, une constance qui le singularise.
La chute de la monarchie est l’occasion d’une seconde conversion qui le transforme en un fervent républicain. Au départ, c'est un libéral très classique, plus rigoureux que la plupart des libéraux, en quelque sorte dogmatique sur les principes. Il défend dans les premiers temps l'idée d'une monarchie constitutionnelle où l'arbitraire serait moins à risque que dans un système électif représentatif où chacun agit selon des stratégies de pouvoir. Cette seconde conversion, le pouvoir du peuple, l'amène à faire passer au premier plan l’impératif de justice pour le peuple, seul objectif digne d'un régime républicain. Il la déploie complètement.
Je voulais faire ressortir le sens de ce parcours qui exerce à distance toujours une fascination. Elle a marqué tellement les esprits que dans l'histoire à l'œuvre aujourd'hui, des héritiers sans le savoir s'inscrivent dans les pas de cette expérience fondatrice.
Robespierre a-t-il des héritiers aujourd'hui ?
Il en a qui n’ont pas besoin de connaître son nom et son œuvre pour s’inspirer de son héritage. Il reste la référence d’un type politique, le sans-culottisme, qui continue de faire vivre cette idée de la souveraineté du peuple en vue de la justice. Dans cette perspective, la démocratie doit être la plus directe possible avec un contrôle étroit des représentants, tout en admettant leur nécessité. Elle se traduit aussi sur le plan économique par l’impératif de subordonner la sphère économique aux principes politiques.
Entre Michelet et Robespierre, on note des divergences profondes comme le rapport autour du divin.
Chez Robespierre, la religiosité répond à une vraie conviction personnelle, loin de toute tactique politique. Michelet a tort, à mon sens, de ne pas le prendre au sérieux. Il y voit un simple artifice. Or l’appel à l’Être suprême ne répond pas à un seul objectif politique, même si celui-ci existe. Robespierre éprouve une certaine désillusion à l'égard de ce peuple dont par ailleurs il loue le civisme spontané. Au départ, il voit le peuple comme porté à la vertu civique. Pourquoi ce rapport admirable à la vertu ? Tout simplement parce qu'il n'a rien à perdre. Ici Robespierre anticipe Marx très clairement dans le sens où le prolétariat va régénérer l'humanité précisément car il ne possède rien. Il est donc désintéressé là où les gens guidés par la fortune ou l'ambition sont toujours en quête de leur intérêt particulier. De ce fait, le peuple est porté à reconnaître l'intérêt général et non particulier alors que la corruption menace les riches et les puissants. Cela n'interdit pas aux riches et puissants d'être vertueux, c’est seulement une probabilité faible. Le peuple est d'autant plus porté à cette vertu civique qu'il sait que son sort dépend étroitement du sort commun.
Puis vient le temps de la désillusion. Le peuple a beau avoir ces dispositions, elles ne suffisent pas, en vérité. Le contexte de l'an II permet de le vérifier. Il faut donc un secours pour venir à l'appui de ces dispositions du peuple, sans quoi la République n'a pas de sens. Ce secours supplémentaire est prodigué par l'Être suprême et l’éternité de l’âme, promesse de récompense des bons et de punition des méchants.
Conclusion, la République seule ne suffit pas à instituer la vertu.
Robespierre tire de son expérience cette conviction qui guide sa politique. S'il accepte le sacrifice de sa vie à la cause de la République, c'est parce que la postérité éventuellement, et surtout l'Être suprême le traiteront comme un juste. Qu'est-ce qui me pousse à faire ce que je fais ? Ma croyance en l'Être suprême et à l'immortalité de l'âme. La République ne peut pas tenir par ses propres moyens. La Révolution est une tragédie et personne ne l'incarne mieux que Robespierre.
Chez Michelet en revanche, la religion relève des temps prérévolutionnaires.
C'est peut-être plus ambigu que cela. La génération de Michelet a découvert l'histoire et elle en attend la réalisation concrète des idéaux que la génération précédente poursuivait par le droit. Le peuple en est à la fois l'agent d'exécution et le bénéficiaire. La dimension eschatologique est essentielle dans l'œuvre de Michelet. Entre Robespierre et Michelet, on est passé dans un autre monde intellectuel qui a découvert l'historicité. L'autre révolution, la révolution industrielle, apporte également sa contribution. Et met la société en mouvement. Cette génération s'interroge sur l'endroit où nous mène ce mouvement qui en train d'emporter l'univers humain à une vitesse inconnue des siècles passés. Dans ce contexte, la religiosité robespierriste distille un parfum passéiste, voire de naïveté au regard de la puissance tellurique du peuple. Dans cette perspective, la Révolution française apparaît comme une espèce de répétition générale qui ne pouvait que mal tourner. Elle révèle le rôle du peuple à lui-même mais ne lui en donne pas tous les moyens. La suite de l'histoire doit en permettre l'accomplissement. 1848, l'année de la publication de L'Histoire de la Révolution française, est la vérification dans l'histoire de la prophétie de la Révolution française. Mais à nouveau cela ne sera qu'une prophétie.
Quel est le regard de Michelet sur Robespierre ?
C'est un regard qui m'apparaît erroné et qui a été largement corrigé par les historiens. Homme du temps de la découverte de l'Histoire, Michelet ne prend pas au sérieux l'idée source qui inspire Robespierre, celle des droits de l'homme. Ce qui compte pour Michelet, c'est le mouvement du réel. Les idées dans cette perspective ne sont qu'un accessoire au service de ce mouvement de l'Histoire. Aussi voit-il Robespierre comme un doctrinaire, dominé par son caractère dogmatique, enfermé dans son raisonnement juridique. Comme si les textes de loi comptaient comme quelque chose d’essentiel par rapport à la dynamique historique. Le contexte où il travaille rend Michelet insensible à l’inspiration qu’a pu représenter la Déclaration des droits de l’homme. Nous l’avons redécouverte un siècle et demi après.
Mais avant la parution de votre livre, le nom de Robespierre n'était pas naturellement associé à la Déclaration des droits de l'homme.
Ce premier Robespierre est escamoté par le deuxième. Il a fallu du temps pour le faire réémerger. Il est facile de comprendre pourquoi. Au-delà des droits de l'homme, la génération romantique est surtout sensible à l'image répulsive de la Terreur. Pour Michelet, Robespierre est l'homme de la Terreur. À ce titre, il apparaît en contradiction totale avec ce qu'est l'une des dimensions du peuple, la fraternité. C'est la sensibilité quarante-huitarde. L'une des plus grandes particularités françaises repose sur la force de cet idéal de la fraternité.
Vous avez évoqué la fraternité, moment clé de 1848. Aujourd'hui c'est plutôt le sentiment de haine qui domine les discours. Comment en est-on arrivé là ?
C'est hélas l'affect principal de l'univers démocratique. Il est très présent dans la Révolution française. Simplement on n'en a pas écrit l'histoire. C'est pourtant un élément clé. Michelet ne voit, n'entend pas cette haine. Il ne la comprend que dans les relations interpersonnelles. C'est pourtant un ferment social. Dans notre époque, les réseaux sociaux en levant le principe de responsabilité avec l'anonymat ont dévoilé une immense réserve de haine qui est pour le moins effrayante. Ce modèle des réseaux sociaux irrigue désormais la vie civile. Cette haine déversée anonymement finit par gangrener les relations sociales. Et contribue à donner une légitimité à l'expression de cette haine, y compris dans la sphère intellectuelle. Est-ce une spécificité de notre époque caractérisée par la concurrence individuelle généralisée qui nous ramène à des vieilles antiennes comme l'antisémitisme, mais en produit des nouvelles comme l'intolérance haineuse à la contradiction y compris dans les cercles les plus cultivés ? Ce droit de ne pas réfléchir à ce que l'on dit dès lors que l'on exprime l'hostilité me stupéfait. On imaginait que la pénétration de l'idée démocratique allait favoriser un climat de bienveillance, de recherche de l'écoute des autres. C'est l'inverse qui se produit. C'est même devenu aujourd'hui une urgente question politique.
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