« Quand j’arrivais aux urgences et que le soignant s’exclamait : “drépa quoi”, je savais que j’étais foutue. Ce qui est traître, dans la relation au corps médical, c’est qu’en tant que patient, on minimise les douleurs. On me pensait absorbée dans un jeu vidéo sur mon téléphone. Mais non. Je sortais de mon corps, la musique que j’écoutais au casque me transportait autre part. Cette dissociation était tellement énergivore, que je ne répondais plus ».
Luce Kuseke Sona revient du monde de la douleur indicible. Née en 1984 au Congo, elle commence à souffrir dès l’âge de six mois. Les médecins ne lui donnaient pas alors trois ans d’espérance de vie. Ses parents partent pour la France, avec l’espoir de réaliser une greffe de moelle osseuse. Déception : faute de donneur compatible, la petite attend… 25 ans, une vie rythmée par les transfusions (19 au total) et les hospitalisations (300 jours), marquée par la méconnaissance de sa maladie, voire la stigmatisation (notamment de la dépendance aux antalgiques). En 2012, Luce est la première personne en Europe à recevoir une greffe haplo-identique en Europe, ce qui lui sauve la vie.
Depuis elle est devenue patiente experte et formatrice, avec l’ambition de libérer la parole autour de la douleur, autant celle des patients (dès l’enfance), que du monde médical. « Il faut que les soignants comprennent ces douleurs traumatiques, invisibles, indicibles, avec des sons, des mots, afin de mettre en place des prises en charge adéquates ».
Une épine dans la relation soignant-soigné
La douleur, pourtant au cœur de la médecine, est un non-dit tant chez le patient que le soignant, à tel point qu’elle menace la relation de soins. « Les crises de douleur sont in-silenciées ; il y a une incapacité de parler, de décrire une douleur qu’autrui ne parvient pas à s’imaginer », analyse la philosophe Céline Lefève qui, au sein de l’Institut de la personne qu’elle co-dirige, conduit des études sur le vécu des patients.
À la lumière des écrits de Paul Ricœur, Céline Lefève décrit l’expérience de la souffrance, qui vient altérer le rapport à soi et à autrui. « Le sujet est rejeté sur lui-même : impossible de penser à autre chose qu’à sa souffrance ; le monde s’efface comme horizon, il est dépeuplé. Autrui continue d’exister, mais comme ce qui manque à l’appel, décrit-elle. Comme si la souffrance ne pouvait pas être partagée. Incommunicable ».
Les crises de douleur sont in-silenciées ; il y a une incapacité de parler, de décrire une douleur qu’autrui ne parvient pas à s’imaginer
Céline Lefève, philosophe, Université Paris Cité
L’impuissance que confère la douleur grippe la relation entre un patient et le médecin, qui est déjà par nature asymétrique. « L’impuissance à faire, la passivité, donne lieu au sentiment d’être livré au pouvoir d’autrui, voire d’être la victime du soignant. Cela conduit à s’exclure de l’agir et du dire : le souffrant n’a pas la force de prendre la parole et de s’insérer dans le jeu social », explique Céline Lefève. Impossible de se raconter, aussi, quand la crise interrompt le fil de l’identité. « Elle brouille les repères temporels de la compréhension du récit : par où commencer ? D’autant qu’une douleur en remémore d’autres, et que chacune fait s’entremêler des histoires d’échecs de prise en charge… ». Il y a aussi la crainte du soigné que sa parole ne réponde pas aux attentes du soignant, qui de son côté est mis en échec par le caractère incurable de la douleur, sans parler des contraintes organisationnelles auxquelles il est soumis. Ultime impuissance : la souffrance peut conduire à une mésestime de tout (tout se vaut à son prisme), si bien que le sentiment l’emporte de n’être plus personne.
Cette analyse philosophique rejoint l’approche psychologique d’Élise Ricadat (maîtresse de conférences en psychopathologie, Université Paris Cité). « Des mécanismes psychiques et intersubjectifs non conscients, en jeu dans la relation soignant soigné, entravent le fait de dire la douleur ». Si côté patient, les mécanismes de défense se traduisent par un repli narcissique, le clivage ou la dissociation, le médecin, lui, est dans la sous-estimation. « Ce n’est ni choisi, ni volontaire, c’est une défense psychique. Entendre une personne se plaindre investit le soignant de la responsabilité de le soulager, ce qui est difficile face à des douleurs chroniques. L’échec est une blessure narcissique », analyse-t-elle. Ce biais de jugement, repéré dans la littérature médicale, se creuse avec l’âge, la couleur de peau, le sexe. « Les drépanocytaires cumulent ces paramètres : récurrence des crises, résistance aux traitements de première ligne, retour aux services d’urgence, etc., souligne la psychologue clinicienne. Cela conduit à une situation à risque psychopathologique, quand les douleurs se fixent en psychotraumas, surtout lorsqu’aucune marque d’empathie ne vient attester la douleur ».
Entendre une personne se plaindre investit le soignant de la responsabilité de le soulager, ce qui est difficile face à des douleurs chroniques. L’échec est une blessure narcissique
Élise Ricadat, psychologue clinicienne, Université Paris Cité
Des outils pour réfléchir la douleur
Comment dès lors permettre une parole entre souffrant et soignant, lutter contre l’exclusion de soi et des relations à autrui ? « Le soin est une relation : répondre à l’appel inhérent au souffrir, même quand il n’est pas formulé, rappelle dans un élan lévinassien Céline Lefève. Il s’agit de redonner la capacité à se dire, se raconter, s’estimer : c’est de l’inscription dans des relations que dépendent la reconstruction de l’identité et la reprise du pouvoir d’agir, dans une vie vivable, avec sa part irréductible de souffrance ».
Mais pour que les patients disent la douleur et que les soignants la soignent mieux, encore faut-il comprendre les processus à l’œuvre. « Il faut encourager les patients à proposer des descriptions de la douleur, et les soignants, à se former et à reconnaître leurs propres mécanismes de défense », exhorte Élise Ricadat.
Mieux dire la douleur, c’est la tâche à laquelle s’attelle Luce en animant des formations et ateliers auprès des soignants, mais aussi des patients, notamment les plus jeunes. L’un de ses projets, « fighting dreamers », consiste en une série de livres illustrés pour leur faire comprendre la maladie et leur donner des ressources pour vivre avec.
Une autre ressource, originale, pour penser la douleur, est le projet de recherche porté par Ariane Bayle, maîtresse de conférence en littérature (Université Jean Moulin Lyon 3), et Raphaële Andrault, philosophe chargée de recherche au CNRS, autour du médecin face à la douleur, XVIe-XVIIIe siècles, qui a donné lieu à des expositions (à Lyon et Paris) et fait l’objet d’un webdocumentaire, accessible en ligne (1). Les chercheuses se sont plongées dans des textes de médecins et d’écrivains qui ont écrit sur la douleur (Montaigne), ou encore de philosophes qui ont cherché à comprendre le mécanisme corps-esprit. « Cela permet de mettre à distance nos effets de routine et de voir les choses autrement », expliquent-elles. Leur travail déconstruit des préjugés, à commencer par l’idée que les médecins du passé, mis en échec par les corps malades, s’en détournaient, tandis que la religion valoriserait la souffrance. « Les témoignages du XVIe-XVIIIe siècles reflètent un intérêt médical, intellectuel et social pour les signes de la douleur. Il y a une vraie acuité de la réflexion », décrit Ariane Bayle.
L’exagération, un appel à autrui
« Nous insistons sur la diversité des réflexions sur la douleur : beaucoup de textes en parlent, mais il n’y a pas de grande conception unifiée de la douleur », poursuit Raphaële Andrault. Par exemple, Mme de Sévigné, observant La Rochefoucault crier de douleur à cause de crises de goutte en 1671, développe l’idée qu’il n’y aurait pas de mot pour dire la douleur et le désespoir de n’être pas soulagé. L’année suivante, Thomas Willis insiste sur la solitude de la migraineuse que fut la philosophe Anne Conway : « Elle ne pouvait supporter la lumière, les paroles ou les sons, ou quelque mouvement que ce soit ; dans une chambre obscure se tenant redressée sur son lit, elle ne pouvait ni converser, ni dormir, ni avaler quoi que ce soit ». Montaigne, qui souffre de calculs rénaux, théorise dans une veine stoïcienne l’importance de garder le contrôle sur ses pensées, gage de notre liberté. « Qu’importe que nous tordions nos bras, pourvu que nous ne tordions nos pensées », écrit-il.
Quant à Marin Cureau de La Chambre, médecin de Louis XIV, il interprète les exagérations auxquelles nous confine la douleur comme une conséquence de la sous-estimation dont elle fait l’objet. « On ne la représente ordinairement que par des expressions obliques et figurées et qui sentent l’hyperbole : on dit qu’on se sent déchirer les entrailles, que l’on a les os brisés et les membres rompus », écrit-il. L’exagération est avant tout un appel à autrui et l’expression du besoin d’être secouru : « ce n’est pas un petit soulagement que d’être plaint, tant par l’assurance que l’on a d’être aimé par ceux qui nous plaignent que par l’espérance du secours que l’on en attend ».
Et déjà les penseurs des XVIe-XVIIIe siècles se souciaient de comment dire la douleur. « Ce mot, tout simple qu’il est, contient mille sortes de maux, selon la nature des parties attaquées, des causes qui les blessent », note en 1659 le Dr Cureau de La Chambre, considérant que les mots techniques, en plus d’être insuffisants, peuvent être des obstacles. Dès 1642, Théophraste Renaudot, médecin et pionnier des journalistes, invente un système de consultation à distance par messager (pour pallier… les déserts médicaux), ainsi qu’un catalogue d’images, pour que le patient entoure la partie du corps qui le fait souffrir. Une tentative de faire de la médecine un bien communicable.
Les chercheuses juxtaposent les outils d’hier et d’aujourd’hui pour parler de la douleur, comme les dessins de Charles Le Brun des passions de l’âme (1727) et les graphismes de visages plus ou moins grimaçants employés au XXIe siècle pour aider les enfants à dire leur mal ; ou encore le vocabulaire de la douleur des XVIe et XVIIIe siècles et les 56 termes du questionnaire de Saint-Antoine. Preuve que le problème des signes de la douleur et du langage pour l’exprimer reste un objet d’exploration, aussi bien pour les sciences médicales que pour les sciences humaines.
(1) Le médecin face à la douleur, XVIe-XVIIIe siècles, https://medecin-et-douleur-16e18e.huma-num.fr/
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