« Vu du pont », d’Arthur Miller, à l’Odéon

Une modernité troublante

Publié le 15/10/2015
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Pauline Cheviller, Charles Berling et Caroline Proust

Pauline Cheviller, Charles Berling et Caroline Proust
Crédit photo : TH. DEPAGNE

L’argument est simple. Docker sur les quais de Brooklyn, Eddie, italien d’origine (Charles Berling) a élevé avec amour la fille de sa belle-sœur décédée, Catherine (Pauline Cheviller). Sa femme Béatrice (Caroline Proust) lui annonce que la jeune fille a décroché un travail de sténodactylo. Elle n’a pas encore 18 ans, il s’insurge. Le soir même, la famille accueille deux cousins immigrés clandestins, Marco (Laurent Papot) et Rodolpho (Nicolas Avinée). Dans l’entourage, Louis, ami docker (Pierre Berriau). On verra aussi un policier (Frédéric Borie). Lorsque la pièce commence, le drame a eu lieu et c’est l’avocat Alfieri (Alain Fromager), lui aussi originaire d’Italie, qui raconte, commente.

Le Belge Ivo van Hove a monté la pièce en anglais à Londres en 2014, dans le même décor imaginé par le scénographe indissociable de son travail, Jan Versweyveld. Une boîte noire, au centre, qui va découvrir un dispositif trifrontal autour duquel s’élèvent trois volets de gradins, pour 452 places. On est très proche et on domine l’aire de jeu qui ressemble à un ring. Pas d’éléments, à part une chaise, un moment, et des costumes qui pourraient être d’aujourd’hui.

Ivo von Hove, comme il le fait toujours – et le plus souvent magistralement –, va à l’essentiel. Il s’intéresse aux mots – ici une traduction nouvelle de Daniel Loayza – et aux corps. Il y a quelque chose ici d’un corps à corps violent, des étreintes affectueuses de l’oncle et de sa nièce, très ambiguës, au combat final dans lequel tous les protagonistes sont pris. N’en disons pas plus. Une image très puissante clôt la représentation, tendue, terrible.

La distribution est excellente. Dans la partition du narrateur, celui qui est parfois à l’extérieur du ring, Alain Fromager est particulièrement incisif, lui qui sait la fin tragique. Pierre Berriau, l’ami, est parfait, tout comme Frédéric Borie dans sa brève présence. Les cousins sont très bien incarnés par Laurent Papot, l’aîné, homme simple et sincère qui veut juste gagner sa vie, a laissé femme et enfants au loin. Son petit frère, plus jeune et blond, rêve de Broadway. Nicolas Avinée est excellent, sensible et « vrai ». Catherine s’enflamme ; Pauline Cheviller est d’une sensibilité frémissante bouleversante. Caroline Proust, toujours fine et nuancée, touche profondément. Eddie est seul et ne comprend pas. Charles Berling lui donne ce mélange de virilité troublée et de sincérité, de complexité psychologique d’un homme qui ne voit pas clair en lui. Il ne voit pas qu’il aime « trop » sa nièce…

Les voix des comédiens se répondent comme en une pièce musicale tragique, accompagnées parfois de pages du « Requiem » de Fauré, œuvre inattendue ici, qui donne une ampleur étrange à la représentation puissante et déchirante. Un grand spectacle, tenu et bouleversant.

Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon, du mardi au samedi à 20 heures, dimanche à 15 heures. Durée : 2 heures sans entracte. Jusqu’au 21 novembre. Tél. 01.44.85.40.40, www.theatre-odeon.eu.
Armelle Héliot

Source : Le Quotidien du Médecin: 9441