Il cligna des yeux. Le soleil jetait déjà son or sur les monolithes innombrables qui gangrenaient les collines environnantes. Plus haut, la rocaille montait à l'assaut d'un ciel cobalt sans espoir de l'atteindre. Le Dr Tardieu se retourna. Au loin, les grues du port se détachaient sur une mer qui brillait de mille écailles d'argent. D'énormes vraquiers soudés aux terminaux vidaient leurs entrailles de tôle. Quelques touches de vert, quelques pavillons noyés au milieu des barres. La Castellane n'était qu'un purgatoire où les âmes cherchaient leur chemin. Violence larvée sous le soleil. Humanité au milieu des ordures. Béton, entraide, crasse, sourires. Comment résumer une vie ici ? Pauvreté au milieu d'un paradis. Les hommes n'étaient ni bons, ni méchants, ni beaux, ni laids, ils cherchaient seulement à survivre avec ce qu'on leur donnait. Certains trouvaient leur chemin, pas hésitants sur l'asphalte fissuré. D'autres se tordaient les chevilles dans des sentiers pierreux et tranchants. Combien en avait-il vu de ces mômes perdus à jamais, en route vers l'enfer ? Des jeunes, des adolescents que l'on retrouvait parfois une balle dans la tête, ou cramés dans une voiture volée.
Est-ce que tout cela allait lui manquer ? Sans doute. En dépit du bon sens, diraient certains de ses amis. Eux n'avaient jamais compris son choix, ne le comprendraient jamais. Mais c'était sans doute cela le vrai sens de la médecine, un métier, une passion, un sacerdoce. La brutalité qui régnait ici trouvait son pendant dans la solidarité sans pareille, dans l'entraide entre ces communautés qui s'accrochaient à ce quartier nord, germé dans une anarchique folie dans les années 60. Tant de visages sur lesquels la tendresse et la bienveillance s'affichaient à travers des yeux rieurs, dans des sourires aux dents blanches, sous des cheveux bruns et frisés, sous des foulards qui les cachaient souvent.
Yves Tardieu serra sa vieille sacoche de cuir fatiguée, celle où se cachaient tant de miracles, des remèdes prodigieux pour soigner les corps et les âmes des habitants d'ici. Même ceux qui franchissaient parfois la ligne.
Avec un petit pincement, il déverrouilla la porte renforcée de son cabinet, accompagné par ces images qu'il quitterait bientôt. Le vieil Ahmed Labchara, qui lui offrait toujours des épices merveilleuses les rares fois où il venait consulter. Pedro l'éducateur de rue, échoué ici après que ses parents avaient fui le franquisme. Lucien, qui se battait malgré ses plus de quatre-vingts balais contre la vérole populiste qui montait partout dans le pays, comme il disait. Et tant d'autres encore. Et puis Aïcha Benouchi qui avait perdu son fils aîné, fauché par une rafale d'arme automatique, et qui sillonnait les écoles pour en sauver quelques-uns du désastre, dont Rachid, son cadet. Yves Tardieu les emporterait avec lui, dans sa mémoire, dans son cœur, bien enfouis dans sa malle aux trésors, pour s'en souvenir encore là où il allait, dernier répit, dernière étape avant ses vieux jours.
À plusieurs kilomètres de là, Rachid, le fils d’Aïcha, se tassa un peu plus derrière le rocher, allongé dans cette terre ocre, presque rouge, dans laquelle il aurait aimé se fondre davantage. Il fit signe à Hugo, Steven et Tarik qu’il était en position. La calanque gorgée de lumière explosait ses couleurs et ses reflets dans une palette incomparable. Éloignée des circuits balisés et interdite aux promeneurs à cause des risques d’incendie, elle n’avait pas été choisie au hasard. Sa main se crispa plus fort sur la kalachnikov.
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