Le Dr Joël Le Scouarnec, 69 ans, répond demain à Saintes de quatre atteintes sexuelles sur mineur(e)s qu’il a avoué et pourrait être impliqué dans 349 autres. Les regards se tournent d’abord vers l’Ordre. Mais, depuis la famille du chirurgien jusqu’aux dirigeants des agences et des hôpitaux en passant par ses confrères et même des magistrats, ce sont tous les témoins qui ont contribué à bâtir un mur de silence. Un mur que le chirurgien a pu raser impunément pendant plusieurs décennies et à l’abri duquel il a perpétré ses crimes.
Dans son rapport de 2019, la Cour des comptes avait dénoncé « le manque de diligence » de l’Ordre dans le traitement des plaintes pour faits sexuels. Mais l’affaire Le Scouarnec n’illustre pas une telle carence : de 1983 à 2017, aucune plainte visant le chirurgien n’a en effet été transmise à aucun conseil départemental ou régional par aucun patient, aucun confrère, aucun soignant. Nul n’a saisi l’Ordre d’un fait, d’une suspicion ou d’une rumeur qui aurait alors déclenché l’ouverture d’une procédure disciplinaire. « Le dossier est vierge de tout signalement », constate sans cacher sa sidération le Dr Jean-Marcel Mourgues, vice-président du conseil national de l’Ordre.
Un seul événement judiciaire y figure, mais il est hors contexte professionnel, la condamnation, en octobre 2005, par le tribunal correctionnel de Vannes, à quatre mois de prison avec sursis pour possession d’images pédopornographiques. « Alerté par la presse locale, précise le Dr Mourgues, le conseil départemental du Finistère avait dû relancer en 2006 le parquet à quatre reprises pour obtenir enfin copie du jugement, lequel ne prévoyait ni suivi médical, ni restriction d’exercice professionnel. Le CD l’a transmis à la DDASS, en application de l’article 4124-2 du code de la santé publique car, jusqu’à la loi HPST de 2009, c’était elle et non l’Ordre qui était compétente pour engager des poursuites. » Or la DDASS a classé l’affaire sans suite. Le CD a fait de même, tout comme celui de Charente-Maritime, lorsque, en 2008, le dossier Le Scouarnec lui a été transféré. « Le chirurgien a été reçu par un conseiller ordinal et l’Ordre a ensuite validé son inscription, a expliqué au «Quotidien» le Dr Pascal Revolat, président du CD-17 depuis 2018. À l’époque, tout le monde a estimé que la décision judiciaire, qui avait qualifié les faits de simple infraction, était souveraine. Tous les médecins auteurs d’infraction ne sont pas interdits d’exercice. »
En déciderait-on autrement actuellement ? « Une telle condamnation a entraîné l’an dernier une radiation du tableau », témoigne par contre le président du CD-61, le Dr Jean-Marie Gal. Et on apprenait la semaine dernière qu’un anesthésiste du CH de Jonzac avait été suspendu pour ce motif. « Le contexte a changé, c’est aujourd’hui rédhibitoire, quand bien même il n’y a pas passage à l’acte », confirme le Dr Mourgues, qui déjuge ainsi les CD du Finistère et celui de Charente-Maritime, restés il y a quinze ans sans réaction.
Silence connivent
C’est cependant « un silence connivent » que l’une des avocates des victimes, Me Francesca Satta, compte dénoncer demain à Saintes, annonce-t-elle au Quotidien. L’avocat du Dr Le Scouarnec, Me Thibaud Kurzawa ne rejettera pas pour sa part l’opprobre sur l’Ordre, confie-t-il au Quotidien. « L’Ordre a été diligent et pugnace, il est allé aussi loin qu’il le pouvait », insiste le Dr Mourgues, qui nous annonce que le Conseil national s’est d’ailleurs constitué partie civile dans les deux volets de l’affaire, « une affaire ahurissante qui aujourd’hui porte atteinte à l’honorabilité du corps médical. »
« Dans le Morbihan, le Dr Le Scouarnec ne s’était jamais fait remarquer, constate le Dr Eric Jouen, président du CD-56, à tel point que plusieurs confrères se sont inquiétés auprès de nous lorsque l’affaire a éclaté. Ils craignaient que leurs enfants opérés à l’époque par Le Scouarnec aient pu être également victimes de ses agressions. Avant 2017 en effet, personne ici n’avait rien remarqué ni signalé, aucune alerte ne figurait dans le dossier. » Dans le Finistère, le Dr Le Scouarnec a été convoqué pour s’expliquer sur sa condamnation de 2005 et le Dr Pierre Jourdren, actuel président du CD-29, refuse de s’en expliquer et renvoie au CNOM.
Un passe-muraille
En remontant en Indre-et-Loire, où le chirurgien a fait ses débuts, on observe le même silence, assourdissant : « Aucune trace et pas la moindre rumeur, note le Dr Philippe Paganelli, président du CD-37 ; nous avons interrogé les généralistes de Loches, comme les hospitaliers, y compris les retraités, tout le monde est tombé des nues. Ce chirurgien était un passe-muraille. »
C’est donc très logiquement que le président du conseil régional de Bretagne, instance ordinale disciplinaire, le Dr Jean-François Delahaye, partagé entre dégoût et incrédulité, nous déclare que « malheureusement, la chambre disciplinaire n’a eu à connaître à aucun moment de toute cette affaire », ce que confirme au « Quotidien » le magistrat qui préside cette instance. Le président du conseil régional des Pays de Loire, le Dr Luc Carlier, se retranche quant à lui derrière le secret de sa juridiction, ne voulant « ni confirmer, ni infirmer ».
Dans les départements où le Dr Le Scouarnec a effectué de multiples remplacements, il n’aura pas laissé davantage de traces. « Les remplaçants ont pour seule obligation de nous transmettre copie de leurs contrats de travail, précise le Dr Gal, il n’y a pas d’inscription à valider de notre part. » Dans l’Orne, comme en Indre-et-Loire, dans le Loiret, en Pays-de-Loire et en Bretagne, le dossier Le Scouarnec est vide.
Jusqu’à la loi HPST (hôpital, patients, santé, territoires) de 2009, seules les DDASS (directions départementales de l’action sanitaire et sociale) avaient la main sur les hospitaliers. Mais on ne connaîtra pas les éléments qu’elles auraient pu enregistrer, aujourd’hui archivés par les ARS (Agences régionales de santé) qui les ont récupérés… Si ils existent : sollicités par «Le Quotidien», les directions des ARS de Bretagne et de Nouvelle Aquitaine (pour les DDAS d’Indre-et-Loire, de Morbihan, du Finistère) ont opposé en choeur le secret d’une instruction en cours à toutes nos demandes, quand bien même l’enquête se poursuit dans le deuxième volet, alors qu’elle n’oblige nullement les administrations à garder le silence, comme le relève Me Satta. « En fait, c’est toute l’institution qui se défile dans ce dossier, s’indigne l’avocate, l’institution administrative comme l’institution hospitalière. Après avoir fermé les yeux pendant des années, tous les fonctionnaires se planquent ! »
Traces volatilisées.
« Pendant 30 ans, les instances administratives ont forcément vu circuler des fiches de dysfonctionnement, s’indigne cependant le président d’un conseil départemental de l’Ordre, elles auront préféré les classer sans suite et aujourd’hui elles ont fait disparaître toutes les traces pour protéger leurs destinataires. »
La traçabilité du Dr Le Scouarnec n’est pas davantage possible auprès des hôpitaux qui l’ont employé. Au CH de Loches comme à celui de Vannes, à Lorient comme à Jonzac, à Ancenis, à Flers ou à Bailleul, les nombreuses relances se sont toutes heurtées au même argument fallacieux du secret de l’instruction.
Aujourd’hui invoqué pour se défausser, c’est ce même secret qui aura permis au chirurgien pédophile de passer au travers de tous les systèmes de détection et de berner tous les radars. L’omerta a fonctionné à plein jusque et y compris au sein de la famille Le Scouarnec. L’épouse du chirurgien aurait découvert les agissements de son mari en 1996, mais sans informer quiconque, a-t-elle déclaré aux gendarmes. Sa sœur aurait été alertée par ses filles en 1999, rapporte Me Delphine Driguez, avocate d’une des nièces, mais elle non plus n’a pas rompu l’omerta.
Le chirurgien prédateur a ainsi pu boucler son parcours sans encombre judiciaire jusqu’à atteindre l’âge de la retraite. « Je ne l’ai rencontré que deux fois, et vous pensez bien si j’avais remarqué quoi que ce soit, j’aurais prévenu l’Ordre », lâche le Dr Julien Deplace, l’un des généralistes de la commune saintongeaise. « Je lui ai adressé une dizaine de patients, avec des situations parfois lourdes et à chaque fois il les a très bien opérés, confie le Dr Anne-Marie Nivet, autre omnipraticienne de Jonzac. Forcément, à l’hôpital ils devaient être au courant, ils n’ont pas fait leur boulot, ils l’ont couvert. Aujourd’hui, toute la ville est mise en exergue, c’est scandaleux ! » La généraliste garde le souvenir d’un « confrère taciturne qui rasait les murs ». « Il était tel un vieux célibataire solitaire et fuyant », notait déjà le Dr Daniel Le Bras, anesthésiste au CH de Quimperlé et maire de la ville.
Une carrière en puzzle
1950 : naissance à Paris
1974 : mariage à Saint-Nazaire, son épouse est aide-soignante ; le couple aura trois fils
1976-1981 : internat à Nantes
1983 : chirurgien viscéral à la clinique La Fontaine de Loches puis au CH de Loches (Indre-et-Loire)
1989 : début de la rédaction des carnets où sont mentionnés dates, circonstances, noms des victimes et nature des actes commis
1994 : PH à la clinique du Sacré-Cœur de Vannes (Morbihan)
2003 : PH à Lorient (Morbihan)
2005 : PH à Quimperlé (Finistère)
2005 : confondu par une enquête du FBI qui l’identifie parmi 2 500 Français qui téléchargent des fichiers pédophiles (300 000 photos et 650 vidéos), et condamné par le tribunal correctionnel de Vannes à quatre mois de prison avec sursis et 20 000 € (octobre) ; PH à Quimperlé (Finistère)
2006 : le Dr Thierry Bonvalot, président de la CME, alerte la direction du CH de Quimperlé (juin) ; le conseil de l’Ordre du Finistère transmet la condamnation à la DDASS du Finistère
2008 : coordinateur du bloc opératoire au centre hospitalier de Jonzac (Charente-Maritime) ; convoqué par l’Ordre de Charente-Maritime qui transmet le jugement de Vannes à la DDASS. Nombreux remplacements effectués aux CH d’Ancenis (Loiret), Flers (Orne) et Le Bailleul
2017 : retraite ; plainte de ses voisins pour agression sexuelle sur leur fille de six ans, requalifiée en viol (avril) ; découverte des carnets noirs à son domicile. 349 victimes potentielles sont identifiées ; incarcération à la maison d’arrêt de Saintes (mai)
2019 : mise en accusation devant la cour d’Assises de Charente-Maritime pour deux viols et deux agressions sexuelles sur mineurs.