L’intelligence artificielle révolutionnera sans aucun doute la santé. Ses promesses fantastiques de progrès contre le cancer, en dermatologie et en radiologie semblent assez crédibles, de l’avis des experts. La médecine générale sera la spécialité la moins menacée et pourrait même être promue par l’IA.
Ils l’ont baptisé Good Doctor. Pour établir un diagnostic au vu des pouls, symptômes, données personnelles et antécédents médicaux de ses patients, ce « bon docteur » s’appuie sur des connaissances acquises lors de... 300 millions de consultations. Ses 250 millions de patients peuvent le consulter à toute heure et où qu’ils soient. Ce Good Doctor n’est pas un surhomme, mais une intelligence artificielle accessible via une application mobile chinoise. Assureur à l’origine, Ping An a choisi il y a quelques années d’investir dans la technologie numérique à toute vitesse et tous azimuts, y compris dans la santé. En novembre dernier, l’entrepreneur, qui affirme que son Good Doctor reçoit chaque jour 500 000 demandes de consultations, a aussi inauguré des cabines aux allures de photomatons pour permettre des diagnostics express au coin des rues. L’enjeu est à la (dé)mesure du pays : avec 12 millions de professionnels de santé pour près d’1,4 milliard d’habitants, le territoire chinois compte de vastes déserts médicaux et souffre d’un gros manque de généralistes, obligeant les malades à parcourir des centaines de kilomètres et à patienter des heures dans des hôpitaux congestionnés, pour quelques minutes de consultation.
La santé, un créneau pour l’IA
Préfiguration d’un “meilleur des mondes” où la médecine ne s’exerce plus que par l’interface de machines sur-entraînées sur des monceaux de données ? À lire les gros titres qui vantent régulièrement ses prouesses médicales, il y a de quoi fantasmer sur les implications futures de l’IA, dont on saisit mal les contours (lire encadré). Géants d’internet (Google, Apple, Microsoft…), fabricants high-tech et de nombreuses start-up ne jurent que par elle.
Dans cette course technologique, les résultats récemment obtenus grâce à l’IA alimentent tous les espoirs. Elle fait mieux que des dermatologues pour identifier des mélanomes, aussi bien que les meilleurs radiologues pour dépister des tumeurs sur des mammographies en réduisant de moitié le taux (de 10 %) de faux positifs. Aux États-Unis, la FDA a déjà donné son aval en avril 2018 à un diagnostic automatisé “quasi-infaillible” de la rétinopathie diabétique chez l’adulte de plus de 22 ans : il suffit au généraliste de télécharger une photo de la rétine du patient sur un serveur du cloud, doté du logiciel iDX-DR.
Un médecin remplacé ou augmenté ?
De là à imaginer que l’IA supplante un jour tous les médecins ? « Science-fiction : le médecin sera AUGMENTÉ par l’IA, pas remplacé », balaient en chœur les spécialistes, à l’institut Curie ou à Gustave Roussy par exemple, qui font de la recherche l’IA en cancérologie et radiologie. « Capables d’analyser des quantités de données et de mises à jour [à une vitesse fulgurante], les algorithmes vont améliorer et aider le diagnostic, en aucun cas l’automatiser. Ils s’appuient sur la logique : aucune IA n’aura jamais l’intuition d’un médecin », tempère le Pr Bernard Nordlinger, chef du service de chirurgie digestive et d’oncologie à l’Hôpital Ambroise-Paré, qui a codirigé avec le député LREM-mathématicien Cédric Villani un groupe de travail (1) avec les Académies de médecine et des sciences. Aujourd’hui, même le Good Doctor made in China s’appuie sur un pool de praticiens en chair et en os qui valident ses pré-diagnostics et rédigent les ordonnances numériques.
La fin des super-spécialités
Ces machines déjà surpuissantes sont toutefois l’aube d’un « changement radical », confie le Pr Guy Vallancien (2), chirurgien et membre de l’Académie de médecine. « Les spécialistes mourront », prédit-il. « En chirurgie, 50 % des actes pourraient déjà être délégués à des machines intelligentes. 40 % des tâches des radiologues et des anatomopathologistes gagneront à être automatisées. » Seuls les cas douteux auront besoin d’humains. L’IA célèbrera en revanche « la gloire du généraliste, qui deviendra extrêmement recherché », estime l’académicien, « épaulé par des interfaces d’interrogatoires intelligents ou d’autodiagnostics, éventuellement gérés par du personnel formé – de vrais assistants médicaux. Ces outils pourraient être attendus dans un désert médical comme celui de Molène. » Sur cette petite île entre Brest et Ouessant de 125 habitants l’hiver et 202 l’été, seule une infirmière est présente à l’année, 24 heures/24. Le médecin vient le mardi après-midi, tout en travaillant en collaboration permanente avec elle. « Le généraliste est le seul médecin global, affirme le Pr Vallancien. Lui seul connaît son patient, sa famille, son métier, son histoire. Grâce à ce temps long de la relation, il ne peut être que gagnant. Ce monde de fous rivés sur les écrans va avoir besoin de professionnels les pieds sur terre. Cela passe par un retour à la consultation lente : terminé, l’abattage d’actes. Il faut inverser la tendance en réduisant le nombre de spécialistes et former 70-75 % de généralistes capables de comprendre le fonctionnement de l’IA pour garder un sens critique sur ses limites, mais aussi un œil clinique, et cultiver l’art de l’incertitude. Les praticiens ont trop été formés par les sciences dures, or en médecine 1+1 fait 1,8 ou 2,1, jamais 2. »
Généraliste à Poitiers, membre de la SFMG (Société française de la médecine générale), le Dr Olivier Kandel abonde dans le même sens : « Pourquoi aurait-on peur de l’IA ? À un niveau préhistorique et sans machines, la médecine est déjà dedans, depuis qu’elle a évolué pour ne plus s’intéresser qu’à la carcasse du patient. Elle a oublié l’humain et kidnappé ses symptômes : on recueille des plaintes, on collecte des constantes, on déroule des protocoles… au mépris du raisonnement clinique » que le praticien appelle vigoureusement à réhabiliter (3). « Les médecins qui s’intéressent aujourd’hui à l’IA basculent dans la technologie », prévient le médecin, surpris que les débats sur la question, « très conformistes, ne parlent que de données et d’éthique. C’est de la poudre aux yeux. La seule vraie question : quel impact aura cet astéroïde en arrivant sur la planète santé ? » Pas forcément menaçant pour le médecin généraliste, confirme-t-il : « Je formule au contraire l’hypothèse qu’il est loin de disparaître et lance le pari de la re-généralisation. Contrairement à ce que l’on a cru, En menant à la standardisation, l’hyperspécialisation a fait des spécialistes la proie de l’industrie. De qui aura-t-on besoin dans 20 ou 30 ans ? Du cardiologue, pas sûr. Du radiologue ? Non plus. Les spécialités où l’on ne travaille que par arbre décisionnel et protocole sont vouées à disparaître. L’IA est en revanche surdimensionnée pour la médecine de premier recours, qui restera celle du généraliste : la démarche clinique qui doit le guider ne s’appuie, elle, pas seulement sur des arbres décisionnels. »
L’IA s'adresse à la maladie, pas au malade
Mais à quoi ressemblera-t-il, cet omnipraticien du futur, exerçant dans un monde envahi d’IA ? Super « coach de santé », selon le Pr Vallancien, premier recours du patient, coordonnateur des soins, capable de lui expliquer et de suivre l’observance des traitements… « Certainement pas à un médecin bardé de gadgets connectés ! » s’exclame Olivier Kandel. Tant mieux si des interfaces logicielles, comme il en existe déjà pour mieux choisir l’antibiotique le plus adapté, lui font gagner du temps, si des outils intelligents peuvent aider à suivre l’observance du patient à distance ou définir un diagnostic délicat plus sûrement que les meilleurs spécialistes. « Si demain, un dermatoscope électronique doté d’IA permet en pratique courante de diagnostiquer un mélanome à coup sûr, parfait, mais pas besoin de six années d’études pour l’utiliser : une infirmière suffit », fait observer Olivier Kandel. L’IA se révélera certainement parfaite pour établir des diagnostics, mais « en amont, en médecine de premier recours, dans 70 % des cas, on n’a pas de certitude diagnostique en sortie de consultation, particulièrement lorsque ce dont souffre le patient relève du syndrome, parfois avant l’apparition de symptômes. On fait avec. Le patient n’est pas un simulateur, il n’est peut-être pas encore malade, et je ne vais pas coûte que coûte chercher un diagnostic. Mais à ce stade, grâce à ma démarche clinique, je serai toujours plus performant qu’une IA, et capable de le prendre en charge : pas une maladie, mais une personne ! » Et quand bien même un robot intelligent doté de la parole se verrait équipé de la voix chaude de Scarlett Johansson, comme dans le film « Her », l’IA est absolument dénuée d’empathie. « Or, avec le bon sens, rappelle le Pr Nordlinger, c’est l’une des qualités qui fait… un bon médecin. »
1- « Santé et intelligence artificielle » (CNRS éditions, 2018)
2- Auteur de « Homo Artificialis, plaidoyer pour un humanisme numérique » (Ed. Michalon, 2017)
3- « Pour un retour au raisonnement clinique, ou comment apprivoiser
l’incertitude diagnostique » (Global Media Sante/ SFMG)