Début août, la publication sur les réseaux sociaux d’une liste de gynécologues noires a relancé le débat autour de la constitution d’annuaires de professionnels de santé s’adressant à un groupe d’individus partageant des spécificités. Repli communautaire ou pansement pour pallier les discriminations en santé ? Le sujet divise.
La trêve estivale a sûrement contribué à l’emballement médiatique mais elle a surtout relancé un vrai débat dans le monde médical. Début août, le compte Twitter Globule noir, supprimé depuis, qui se présente comme un groupe de soignants racisés, publie une annonce de recherche d’une « infirmière à domicile racisée », ainsi qu’une liste de noms de gynécologues noires en Île-de-France. La Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) s’insurge et interpelle le ministre de la Santé pour qu’il se saisisse du sujet. La polémique rebondit, des politiques de différents bords s’en emparent et finalement, les Ordres des médecins et des infirmiers rédigent un communiqué commun le 11 août pour condamner la constitution « d’annuaires de professionnels de santé communautaires ». Les deux institutions disent « se réserver le droit d’engager toute action permettant de mettre fin à ces pratiques », de saisir Olivier Véran et la Cnil.
Une solution à un problème plus profond
Aux yeux de la loi, en France, il est interdit de constituer des fichiers avec des données raciales ou ethniques. Mais si la polémique est née de cette liste de soignants racisés, les annuaires ou recommandations entre patients ne se limitent pas à cette dimension. En effet, les listes de médecins réputés « sûrs » pour des patients ayant des addictions ou ayant déjà été victimes d’homophobie, de grossophobie, de racisme, ou encore de sexisme dans leur parcours de soins existent depuis longtemps. Et finalement, la condamnation de l’Ordre des médecins repose moins sur un argument légal que sur une opposition à ce qu’il considère comme une dérive communautaire. Or, pour certains médecins qui ont pris la parole pour défendre la constitution de ces listes, le vrai problème est plutôt de savoir pourquoi les patients sont amenés à passer par ces annuaires.
Fondée en 2016 par une généraliste et une psychiatre, l’association Pour une MEUF (pour une médecine engagée, unie et féministe), qui s’engage contre toutes les discriminations en santé, s’est positionnée en faveur de la constitution de listes de soignants « réputés bienveillants ». « Elles ne sont pas du tout le signe d’un repli communautaire mais davantage celui d’une crainte face à des soignants qui sont peu voire pas formés du tout aux spécificités de certains patients », explique l’association. Le Dr Pierre-François Angrand, généraliste à Boeschepe (Nord), lui aussi n’est « pas dérangé » par ces listings. « L’accès aux soins est plus compliqué pour les personnes en précarité, racisées, LGBT+, etc., et le soignant en lui-même peut représenter un problème d’accès aux soins, même parfois inconsciemment, et c’est ce qui justifie la constitution de ces fichiers », souligne-t-il. « C’est imparfait, théoriquement pas bien au sens de la loi, mais cela reste une rustine tant que la société n’a pas évolué favorablement en éliminant les discriminations. »
L’humanisme médical mis à mal
Car si l’Ordre rappelle que les médecins soignent tout le monde, cela n’empêche pas une tout autre réalité faite de discriminations en santé. « C’est vrai qu’on soigne tout le monde, c’est l’idéal républicain et une des spécificités de la France, mais certains patients ne vont pas être soignés de la même façon », souligne l’association Pour une MEUF. « Les médecins sont à l’image de la population, ils sont humains, avec leurs préjugés, cela ne devrait pas influer mais c’est le cas. Soit la profession s’organise pour que cela ne nuise pas aux patients et qu’ils aient toujours une échappatoire – mais à l’heure actuelle ce n’est pas tellement le cas –, soit les patients continueront de s’organiser comme ils le font, avec ces listes par exemple », explique le Dr Angrand.
Même si l’Ordre des médecins explique qu’il est encore peu saisi pour des questions de discriminations, sur les réseaux sociaux, sous le hashtag #balancetonmedecin, la parole des patients s’est libérée et les témoignages de prises en charge difficiles se multiplient ces dernières années. De plus en plus d’études, même en France, permettent de documenter aujourd’hui ce sujet important. En 2018, une étude des sociologues Arnaud Alessandrin et Johanna Dagorn révélait par exemple qu’un patient LGBT+ sur deux s’était déjà senti discriminé dans son parcours de soins. Avec l’étude EGaLe-MG, sur les difficultés rencontrées par les homosexuels face à leurs spécificités de santé en médecine générale en France, le Dr Thibaut Jedrzejewski montrait que « les personnes sont mieux informées et prises en charge via les réseaux communautaires ». Dans son travail, Du « soin global » au traitement discriminatoire, Dorothée Prud’homme traite de la prise en charge des femmes roms en gynécologie. Elle montre comment, à cause de représentations culturelles, les médecins n’osent pas leur proposer la contraception et à l’inverse celles-ci n’osent pas la demander. « Lorsque le soin global tente de respecter des "tabous culturels" présumés, il conduit parfois à une non-proposition », écrit-elle.
Myriam Dergham, étudiante en médecine et en sciences sociales, a réalisé une étude sur le syndrome méditerranéen et l’existence de ce préjugé raciste chez les soignants. « C’est une façon de stigmatiser les patients et leur prise en charge à la douleur en pensant qu’ils en font trop, qu’ils veulent voler la Sécurité sociale. Aujourd’hui, on étiquette de syndrome méditerranéen des gens d’origine étrangère mais aussi ceux nés en France qui ont l’air d’origine étrangère. » D’après son étude, 30 % des étudiants interrogés considèrent ce syndrome méditerranéen comme réel.
La formation, une partie de la solution ?
Des préjugés, méconnaissances de certaines spécificités de santé pouvant donc conduire à des discriminations, mais aussi des défauts de prise en charge susceptibles d’expliquer ce réflexe de défense des patients pour s’en prémunir. La majorité des acteurs semble s’accorder sur l’idée qu’une des clés du problème consiste à mieux former les étudiants en médecine à ces questions. « Si l’on prend par exemple les patients transgenres, pendant les études de médecine on ne nous en parle pas, nous ne sommes pas formés à l’hormonothérapie et certains médecins refusent donc de prendre en charge ces patients car ils ne savent pas comment faire », explique l’association Pour une MEUF. Cette dernière organise d’ailleurs des rencontres entre soignants et patients ou des formations à destination des étudiants et professionnels de santé avec par exemple des associations comme Gras politique – sur la grossophobie – ou OUTrans – pour la prise en charge des patients transgenres. Dans sa thèse, le Dr Jedrzejewski soulignait que les généralistes devaient, tout au moins au cours des études de médecine, être initiés aux spécificités des personnes LGBT+, pour a minima pouvoir orienter les patients vers d’autres médecins plus formés sur ces questions. Dans un travail avec Rodolphe Pellet, Myriam Dergham a recensé les initiatives déjà existantes lors de la formation initiale pour sensibiliser et lutter contre la discrimination. À Paris-Sorbonne par exemple, des enseignements ont lieu sur les préjugés médicaux ; la faculté de Reims organise une semaine sur le handicap ; celle de Dijon propose une unité d’enseignement libre « Spiritualité, médecine et religion » ; tandis qu’à Saint-Étienne, une visite au Camp des Milles est organisée pour sensibiliser les étudiants en deuxième année de médecine à l’antisémitisme et plus généralement au racisme et aux discriminations.
Ces initiatives peuvent donc trouver leur place au niveau de la formation, mais elles semblent insuffisantes. « Cela ne permet pas de répondre à tous les problèmes, cette information peut aider les médecins à une prise de conscience sur ces problématiques mais cela n’empêchera pas que d’autres fassent ressortir leurs préjugés en consultation », estime le Dr Angrand.