« 20, rue des Trois Frères, à Montmartre. C’est le dispensaire où le député du XVIIIe arrondissement donnait jadis sa consultation. C’est là où, en 1879, allait le “croquer ” un interviewer qui a cru superflu de nous révéler sa personnalité . Cette page nous a paru mériter d’être exhumée à l’heure où M. Clemenceau est au faîte de ce pouvoir dont il a eu si longtemps la légitime aspiration.
« Chaque dimanche, chaque mercredi, de neuf heures à onze heures du matin, il réside rue des Trois Frères où, dès huit heures, une foule, une armée, une cohue l’attend.
C’est au fond d’une cour de cinq mètres carrés qu’est situé son dispensaire, composé de trois pièces étranges que nous allons essayer de décrire. La première ouvre dans l’angle d’un étroit corridor. Elle sert de vestibule. Cinq enfants y seraient à l’étroit. Plus de trente personnes y sont empilées, attendant leur tour, repoussant celles qui voudraient encore que l’encombrement fût plus complet. Sur la table de bois blanc, sur les chaises de paille sont assises les femmes malades. Quelques hommes se sont hissés sur la cheminée entièrement dégarnie. Contre chaque carreau de la fenêtre de gauche est un visage d’électeur qui regarde avec dédain les retardataires dont la cour est pleine et dont la longue queue s’étend sous le corridor du premier corps de bâtiment et dans la rue des Trois Frères.
Dans un angle de cette sorte de vestibule se dressent deux drapeaux – tricolores S.V.P. – et dont la hampe est surmontée, non d’un bonnet phrygien, mais simplement d’une pique.
Outre la porte d’entrée, deux petites portes ; l’une à droite, l’autre à gauche, à côté de la fenêtre. La première, toute boisée, ouvre sur la cuisine transformée en bureau ! C’est là que se tient le secrétaire de M. Clemenceau. Vous nous demanderez si ce scribe est aussi médecin. Pas du tout. Aussi ne reçoit-il que les pétitionnaires, les candidats à la protection du maître. En deux minutes, il a promis à la famille d’un déporté de tâcher de faire entrer prochainement l’égaré. Dans les deux minutes qui suivent, il enregistre la demande d’emploi d’un électeur.
La porte dont nous n’avons point parlé est moitié en bois, moitié en carreaux, ceux-ci barbouillés de craie. Poussons-la après trois heures d’attente. Nous voici dans le bureau de M. Clemenceau. Cinq gravures encadrées et placées contre un papier à six sous le rouleau, un bureau de chêne, un fauteuil en acajou, trois chaises de paille dans un angle, un poêle de fonte dont le tuyau rampe contre la muraille à l’aide de fils de fer mal attachés ; aux fenêtres, des rideaux fixés à des ficelles, et qui, partant du second carreau, tombent juste à la moitié du dernier – tel est le cadre…
Un homme de trente-huit ans environ, aux cheveux coupés ras et grisonnants, au grand œil noir, à l’épaisse moustache noire, au teint de moine, à l’air franc et ouvert, à la main toujours tendue, correctement vêtu, voilà M. Clemenceau. Connaissez-vous M. Talien, le directeur-acteur de Cluny ? Il lui ressemble assez, mais M. Clemenceau sourit mieux et plus souvent. Imaginez M. Talien ayant gagné des millions dans son entreprise, vous aurez le député de Montmartre. Quand on a vu ce dernier dans ce bureau, tout à tous, affable, empressé, serviable, on se demande comment un tel homme peut avoir des idées qui font si peur à certaines gens.
Le bien et le mal de la pièce où nous sommes, c’est qu’elle a deux portes : celle par laquelle nous venons d’entrer et celle par laquelle tout le monde sort et qui donne dans la cour. Dès qu’on l’ouvre, toute la queue des solliciteurs l’assaille : “ Monsieur Clemenceau ! Monsieur Clemenceau ! … Un mot seulement ! … Je suis là depuis le matin ! Je n’ai pas eu le temps de déjeuner ! ” – “ Mais c’est une insurrection ! ”, s’écrie-t-il.
Alors s’ouvre l’autre porte, poussée par les gens du vestibule qui ont peur de voir les derniers passer les premiers. Les femmes naturellement crient plus haut que les hommes.
– Puisque c’est ainsi, honneur aux dames ! fait-il.
Et tout en riant, puisqu’il rit toujours, il place au premier rang les femmes, en faisant entrer dans son cabinet celles qui veulent bien le consulter ensemble.
Vous rappelez-vous le fond de cour où opérait, il y a dix ans, le zouave Jacob ? Eh bien ! nous y sommes.
À certain moment, les quémandeurs s’écartent devant un groupe de “gens bien mis qui semblent revêtus d’un caractère officiel ”.
– L’Harmonie de Montmartre ! dit l’un d’eux à M. Clemenceau qui passe le nez
– L’Harmonie ! s’écrie-t-il, un vrai citoyen doit toujours s’empresser de lui faire bon accueil.
Est-ce textuel, M. Clemenceau ?
Et c’est comme cela jusqu’à onze heures. Alors, il veut s’en aller. Ah ! bien, oui ! Cinquante malades à examiner et cent électeurs influents à recevoir le retiennent. Onze heures et demie, midi sonnent ? Le temps passe, la queue reste.
– Mes enfants, dit M. Clemenceau, vous tenez à ce que je vive, n’est-ce pas ? Je n’en puis plus, je meurs de faim.
Et il prend son pardessus, il met son chapeau. Décidément il sort ; il va tâcher de trouver une voiture sur la place de la mairie, à cent pas de là. Tous ceux qu’il n’a pu recevoir le suivent, celui-ci lui remettant un pli, ceux-là se cramponnant à ses manches !
– C’est vrai, j’ai deux oreilles, s’écrie-t-il, mais je n’ai qu’une bouche pour répondre.
À la fin, cependant, on le laisse monter en voiture et comme le véhicule est sur le point de s’éloigner : - Monsieur Clemenceau, hurle un électeur convaincu, je venais vous dire de ne pas vous laisser faire ministre ! ILS veulent vous empêcher de dire la vérité ! ” »
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