Paru il y a tout juste cinquante ans, l’ouvrage fondateur du médecin-philosophe Georges Canguilhem, « le normal et le pathologique », a servi à la fois de titre et de fil conducteur au Forum européen de bioéthique de cette année, entrecoupé de débats d’actualité comme ceux liés à la sédation profonde, à la gestation pour autrui ou aux droits des personnes transgenres.
Avec 30 000 personnes venues assister aux 35 rencontres animées par 135 intervenants, le forum, unique tribune de ce genre en France, conforte sa mission et sa progression. Au-delà des « spécialistes », il donne largement la parole aux jeunes et aux lycéens, invités à témoigner lors de plusieurs débats.
À l’heure où les totalitarismes, basés sur l’élimination impitoyable de ceux qui n’y adhèrent pas, réapparaissent à travers le monde, la notion de « normalité » rappelle, en santé aussi, les périls liés à une foi trop aveugle en son principe. Aboutissement tragique de la monstruosité normative, l’eugénisme nazi et ses lois raciales illustrent comment on finit par semer la mort au nom de la vie, relevait Roger Pol-Droit en ouvrant le forum. Loin d’être intangibles, les normes ne sont que le reflet de la pensée de ceux qui les édictent, et toute recherche d’un « homme parfait » porte en elle des risques de dérives.
Intervenant sur le même thème lors d’une magistrale leçon, André Comte-Sponville s’est en outre inquiété de l’avènement d’un monde « panmédical » dans lequel la santé ne serait plus perçue comme un moyen du bonheur, mais comme un but en soi, où toute sagesse ne se réduirait plus qu’à la santé.
Les exposés plus médicaux ont, eux aussi, subi l’influence du contexte actuel, ce qui n’était d’ailleurs pas tout à fait involontaire. « Nous avions préparé le forum après les attentats du 7 janvier, admet son président Israël Nisand, parce que nous voulions réfléchir avec le public aux mécanismes qui débouchent sur de tels actes… mais nous n’avions pas anticipé ceux du 13 novembre. » Pour cette raison, l’intervention du neurobiologiste Pierre Marie Lledo sur les techniques de manipulation de la mémoire et du souvenir a pris un relief d’autant plus inquiétant qu’il rappelle qu’au-delà de « l’effacement chimique » déjà bien connu, de nouvelles techniques comme l’optogénétique pourraient, un jour, effacer tout discernement le temps de commettre un crime ou un acte terroriste, même ces perspectives restent lointaines, en raison du caractère très invasif de ces méthodes.
De même, plusieurs ateliers sur les maladies mentales ont convergé sur des questionnements liés à la « folie » des auteurs d’actes terroristes… « folie » qui, si elle existait, contribuerait à rassurer la population en lui donnant une explication. Mais le problème, c’est que le djihadiste est au contraire « dramatiquement normal » relevait le psychiatre Daniel Zagury… « si c’est n’est qu’il est déjà mort lorsqu’il commet son acte », aboutissement d’un long processus de manipulation et de possession rappelé par les spécialistes de la lutte contre les sectes.
Enfin, sur un ton moins dramatique, le forum s’est interrogé aussi sur nos propres regards par rapport à l’organisation de la santé, détricotant notamment le mythe selon lequel « on était en meilleure santé autrefois tout en dépensant moins ». Notre société a totalement oublié que l’on mourait en couches ou de la variole mais le drame de la santé, c’est que quand les grands maux disparaissent, les petits apparaissent, parallèlement à un risque jugé « de plus en plus insupportable au fur et à mesure qu’il diminue », rappelait le Pr Sadek Beloucif. Autrefois « punition pour un péché », la maladie est désormais intolérable, alors même que la nature, « hostile et mauvaise » avant Rousseau, mais aujourd’hui bonne et rédemptrice, ne saurait plus être qualifiée d’injuste. Soigner les patients et prévenir les maladies, c’est aussi tenter de réconcilier une foule d’injonctions contradictoires, constatent médecins et philosophes devant un public qui, loin de se lasser, en redemande déjà pour l’année prochaine.
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