LE QUOTIDIEN : Vous pointez le manque de pilotage des politiques publiques de santé environnementale. Comment sortir du statu quo ?
ÉLISABETH TOUTUT-PICARD : La France dispose d’un outil unique en Europe, le Plan national Santé Environnement (PNSE). Mais la santé environnementale est aussi traitée de près ou de loin par 34 plans sectoriels ou thématiques : Plan Cancer, Plan Santé au travail, Plan Nutrition, Plan Amiante, etc. Il y a ainsi un défaut de gouvernance qui rend difficile l’identification de qui fait quoi, que ce soit au niveau national ou territorial. Ce fonctionnement en silo crée des redondances mais aussi des trous dans la raquette et un mésusage des moyens.
C’est pourquoi la gouvernance est la plus importante de mes propositions. L’enjeu est de sortir de l’informel et de l’incantatoire. Le PNSE propose de désigner un délégué interministériel, mais l’idée se limite au niveau des administrations centrales. Or, l’enjeu doit être de mettre sous son égide non seulement les ministères de la Santé et de la Transition écologique, mais aussi ceux de l’Agriculture, du Travail, de la Recherche ou encore de l’Éducation nationale. Il doit être placé sous l’autorité de Matignon pour coordonner l’ensemble des démarches.
Une autre question relève de l’évolution du Groupe interministériel Santé Environnement (GSE) que je préside. Ce comité de pilotage national est très impliqué dans la préparation des PNSE avec une large place laissée à l’expertise scientifique, mais il reste une instance sans statut officiel, sans moyens financiers et humains et sans charte déontologique. Je propose qu’il ait un pouvoir de décision et une plus grande visibilité.
Quel a été l’impact de la crise sanitaire sur le PNSE 4 ?
La crise du Covid a donné une nouvelle tournure au PNSE. Tout le monde a pris conscience de la nécessité d’appréhender les problèmes de santé environnementale dans un cadre plus large, celui du « One Health ».
Pour les médecins, c’est un concept révolutionnant. Leur formation est très axée sur le soin. Ils font bien sûr de la prévention, mais celle-ci reste focalisée sur quelques sujets comme les addictions (l’alcoolisme, le tabagisme, etc.) ou l’obésité et le diabète. D’une santé conditionnée par la génétique, l’hérédité ou l’hygiène de vie, on se rend compte que la santé dépend aussi de la qualité de l’environnement.
Ce nouveau paradigme modifie l’approche des médecins sur ce qu’est la bonne santé, même s'ils s'y intéressent depuis des années face à l'explosion de pathologies chroniques cardiovasculaires ou respiratoires, des allergies, de l'obésité, du diabète et des cancers.
Face à un patient asthmatique par exemple, le médecin doit s'interroger sur la qualité de l’habitat ou la qualité de l’air à proximité. Mais les professionnels de santé ne sont pas formés à cette approche. Des modules existent, mais toutes les facultés ne les proposent pas, les contenus ne sont pas harmonisés et cela reste facultatif. Une des priorités dans mes propositions, reprise dans le PNSE 4, est d’intégrer dans la formation du premier cycle un module de formation obligatoire sur ces questions.
L’ensemble des professions médicales et paramédicales doivent être concernées. La maïeutique est fondamentale alors que les 1 000 premiers jours de la vie sont déterminants pour la qualité de la santé de l’adulte. Lors des premières années de vie, les enfants sont particulièrement vulnérables aux perturbateurs endocriniens.
Le PNSE 4 a annoncé un ToxiScore, sur le modèle du NutriScore, et une application sur la qualité de l'air et des pollens. Quelles sont les autres mesures pour mobiliser la société civile ?
Les entreprises sont sollicitées pour accepter de partager les données sur ce que contiennent leurs produits. On nous oppose toujours les secrets de fabrication dans un contexte concurrentiel, mais cette position gêne l’accès à l’information indispensable à la santé des populations. Il faut leur faire comprendre qu’informer peut leur apporter une clientèle. Ça peut être un atout concurrentiel.
En quoi la territorialisation des politiques en santé environnementale est-elle
nécessaire ?
Chaque région est confrontée à des problématiques spécifiques. C’est le cas des problèmes de stérilité en Occitanie, des radons et des algues vertes en Bretagne ou de la qualité de l’air dans la vallée du Rhône. Certes, il est normal de définir de grandes orientations au niveau national sur des problématiques communes comme la qualité de l’air. À ce sujet, la France a reçu une alerte européenne sur le non-respect de ses engagements en matière de réduction des émissions de CO2. Mais certaines problématiques spécifiques méritent une stratégie régionale, ce que reflètent les Plans régionaux Santé Environnement (PRSE).
Là encore, il faut une gouvernance efficace. Chaque région doit pouvoir s’organiser pour que toutes les parties prenantes soient impliquées, y compris les médecins. Cette démarche participative pourrait prendre la forme de conventions citoyennes territoriales. Des initiatives émergent, il faut maintenant trouver un chef d’orchestre pour mettre tout cela en musique.
Faut-il réformer les agences pour mieux évaluer les substances et leur impact sur la santé ?
En France, nous disposons de l’Anses, dont le haut niveau d’expertise scientifique nous est envié dans toute l’Europe. Au départ, sa mission était centrée sur l’expertise et l’évaluation de substances. Mais après des fusions et réorganisations entre agences, elle s’est vue confier une fonction d’autorisation de mise sur le marché. Cela crée un doute sur l’objectivité de ses activités, même si elles sont exercées par des équipes différentes. Malgré l’existence d’un comité d’éthique, la frontière reste floue vue de l’extérieur. Il faut permettre à l’Anses de retrouver des modalités de fonctionnement qui lui permettent de travailler en toute sérénité.
Au niveau européen, plusieurs agences ont des missions similaires, mais leur fonctionnement suscite pas mal d’interrogations, voire des critiques. Des articles de presse ont notamment exprimé des soupçons de conflits d’intérêts chez les experts. Je pense qu’il faut fusionner ces agences et s’assurer de leur totale indépendance.
Dans le cas du glyphosate, en cours de réhomologation européenne, la question est internationale. Alors que le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) l’a déclaré probablement cancérogène, mutagène et reprotoxique, les agences européennes, qui appuient leurs avis sur les données fournies par les industriels, n’arrivent pas à cette conclusion. Je me demande d'ailleurs si ces conflits entre agences ne sont pas savamment orchestrés par des lobbies. Osons le dire, l’objectif est de semer le doute dans la tête des politiques. On a déjà vu ce type de communications scientifiques biaisées à l’époque du premier rapport du Groupe intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) visant à semer le doute sur la réalité du réchauffement climatique et alimenter le climatoscepticisme. Cela a fait perdre beaucoup de temps pour la prise de mesures.
La présidence française de l’Union européenne (PFUE), qui démarre en janvier pour six mois, est-elle l’occasion de mettre ce sujet sur la table ?
Tout à fait. D’autant que, malgré les critiques qu’on peut lui adresser, la France est à l’avant-garde sur la question de la protection face aux produits chimiques. La PFUE sera l’occasion de définir ce qu'est un perturbateur endocrinien. On en est encore là !
Des décisions concernant la dissémination de produits chimiques potentiellement dangereux pourraient être prises, alors que l’Anses attire l’attention sur les seuils d’alerte jugés obsolètes. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que ces normes de référence doivent être plus exigeantes. Aussi, les doses maximales d’exposition journalière sont établies par molécules et non par produits, ce qui ne permet pas de prendre en compte les effets cocktails. C’est donc l’ensemble des référentiels de toxicologie qu’il est nécessaire de remettre à plat.
Même si la PFUE sera de courte durée dans un contexte de campagne électorale, on peut tout de même espérer bâtir une Europe de la santé et une Europe de la santé environnementale. à ce sujet, une alliance est envisageable avec l’Allemagne, la Suède, le Danemark et les Pays-Bas qui ont des intérêts convergents avec ceux de la France.
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