Dr Bertrand Piccard :

Comment transformer l’angoisse en enthousiasme

Publié le 30/11/2015
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LE QUOTIDIEN : Vus du ciel de Solar Impulse, les 196 pays de la COP 21 vous semblent-ils en capacité de prendre des décisions à la hauteur des dangers qui menacent la planète ?

DRØBERTRAND PICCARD : Pas si les négociations continuent de tourner autour de l’obligation faite aux pays riches de payer des fortunes pour protéger l’environnement et aux pays pauvres de limiter leur développement économique. Si l’on veut obtenir autre chose qu’un rejet massif, tous les acteurs devraient se concentrer sur les domaines où des investissements rentables dans les infrastructures leur permettent à la fois de faire du profit et de réduire les émissions de CO2. C’est tout le domaine des technologies propres.

Quels obstacles rencontrez-vous ?

Le principal frein aux technologies propres est la paresse, le poids des habitudes et la peur de l’inconnu. Toutes les solutions existent, mais il est tellement plus facile de continuer à faire les mêmes choses qu’autrefois, même si on sait que c’est faux. Les technologies propres permettent aujourd’hui de protéger l’environnement tout en faisant du profit et en créant des places de travail. Je pense que la solution passera par la recherche de bénéfice. C’est souvent plus efficace que la philosophie et l’altruisme…

Vous excluez de remettre en question la notion de croissance et d’envisager une décroissance ?

Mon expérience de psychiatre m’a montré que la plupart des gens acceptent de modifier leur comportement uniquement contre un avantage immédiat. C’est ce que les écologistes n’ont pas compris. Presque personne n’acceptera de limiter sa mobilité, son confort ou son niveau de vie, pour éviter que les générations futures souffrent de la fonte des pôles et de l’élévation du niveau des océans. Les êtres humains ne veulent pas avoir moins, ils veulent avoir plus et mieux. Prôner la décroissance est la meilleure façon de se mettre en porte à faux avec les aspirations de la population et de décrédibiliser l’écologie. Surtout qu’il y a d’autres solutions. Commençons par économiser, grâce aux technologies propres, les 50 % de l’énergie que nous utilisons aujourd’hui. Si cela ne suffit pas, on pourra parler de décroissance, mais pas avant.

La prise de conscience citoyenne peut-elle réduire les dangers ?

La prise de conscience ne sert pas à grand-chose si elle ne se traduit pas par des actes. Et comme peu de gens seront d’accord de changer leur mode de vie actuel pour le bien des générations futures, on voit bien que ce n’est pas de là que le salut viendra… J’en reviens aux nouvelles technologies : il est plus facile de changer nos vieilles technologies polluantes que nos modes de vie.

Des mesures contraignantes pour les États vous semblent donc nécessaires ?

Quand j’étais enfant, tous les habitants du village de montagne où je passais mes vacances allaient déverser leurs ordures dans un vallon au milieu d’une forêt. C’était normal à l’époque. Pourquoi cela ne se fait-il plus aujourd’hui ? Parce que c’est devenu interdit. Mais il est par contre toujours autorisé de gaspiller l’énergie et les ressources naturelles, et de déverser tout le CO2 que nous voulons dans l’atmosphère. Notre société fonctionne avec un cadre légal pour l’hygiène, la santé, l’éducation, la justice etc., mais elle n’a aucune législation qui limite le gaspillage d’énergie et les émissions de CO2 dans l’atmosphère. Cela doit changer.

Comme psychiatre, comment analysez-vous l’angoisse planétaire devant les phénomènes de dérèglement et les scénarios apocalyptiques ?

Cette angoisse est causée par une mauvaise compréhension du sujet et un manque de confiance envers ceux qui sont censés le traiter. La lutte contre les changements climatiques est présentée à tort comme un énorme problème qui coûte très cher. Cela démotive la population qui se sent dépassée par l’ampleur de la tâche. Ce qu’il faut absolument arriver à comprendre, c’est que les changements climatiques représentent une extraordinaire opportunité de mettre en œuvre des solutions technologiques propres et rentables pour économiser l’énergie que nous gaspillons habituellement. Il est ainsi possible aujourd’hui de diviser par deux les émissions de CO2 de l’humanité par la généralisation de technologies propres génératrices de profit et de création d’emplois. C’est un nouveau marché industriel colossal. Transformer l’angoisse en enthousiasme, voilà ce qui serait utile !

Pour rester dans la sémantique psychiatrique, quelle désintoxication préconisez-vous pour notre monde addict aux énergies fossiles ?

Le monde est avant tout addict au confort et au profit. Les énergies fossiles ont permis un bond en avant du niveau de vie de l’humanité, ne l’oublions pas. Malheureusement, l’évolution des technologies n’a pas suivi le même rythme. La moitié de l’énergie utilisée quotidiennement est gaspillée en raison des pertes engendrées par nos ampoules électriques, isolations de maisons, chauffages, moteurs à combustions, processus industriels et autres matériaux qui datent tous d’un siècle. Tous ces systèmes sont archaïques et créent un gaspillage énorme par manque d’efficience énergétique. On pourrait aujourd’hui vivre dans des maisons autonomes en énergie et rouler en voitures électriques qui ont des rendements trois fois supérieurs aux voitures à essence. C’est là-dessus qu’il faut travailler en priorité, et si nous le faisons, alors la production d’énergie renouvelable commencera à suffire pour satisfaire nos besoins.

Propos recueillis par Christian Delahaye

Source : Le Quotidien du Médecin: 9454