LE QUOTIDIEN DU MÉDECIN : Dans votre livre « La guerre des intelligences », vous évoquez le moment où le cerveau du médecin sera dépassé par l’intelligence artificielle (IA). Quelle conséquence pour l’exercice de la médecine ?
Dr LAURENT ALEXANDRE : La médecine va rester un très beau métier, pas du tout menacé par l’IA. Mais certains territoires vont être profondément transformés. L’intelligence artificielle en 2019 a besoin de montagnes de données pour être entraînée. Deux territoires se dessinent donc. D’abord, celui dans lequel les datas sont nombreuses et l’intelligence artificielle va nous écraser : c’est le cas de la radiologie et de la biologie. Cela ne veut pas dire que ces métiers vont disparaître, mais que les médecins ne feront plus ce qu’ils font aujourd’hui, car l’intelligence artificielle fera mieux. Ils feront des tâches de coordination, de management, d’organisation, davantage de recherche.
En revanche, les domaines où l’on décide avec peu d’informations sont le royaume du cerveau humain et il est impossible, dans les prochaines décennies, que l’intelligence artificielle nous dépasse là-dessus. Car l’IA ne fonctionne pas comme un cerveau darwinien. Elle a besoin de montagnes de données. C’est d’ailleurs là que réside l’énorme supériorité des géants du numérique. Si l’IA est entre les mains des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et des BATX (les géants chinois Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi, ndlr), c’est parce qu’ils ont les données nécessaires pour l'entraîner.
L’année 2018 s’achève avec l’annonce d’un plan français sur l’intelligence artificielle. Vous semble-t-il assez ambitieux ?
Ce plan d’un milliard d'euros est un premier pas intéressant. Dire qu’on va devenir un leader mondial de cette manière quand les autres mettent des centaines de milliards serait toutefois présomptueux. Cela ne règle pas le problème de notre manque de données. Si on n’a pas de datas, on peut avoir un million de Cédric Villani [mathématicien français, lauréat de la médaille Fields et député, ndlr], ils ne vont pas créer d’IA. L’erreur européenne est de penser qu’aujourd’hui il faut des chercheurs. L’Europe s’est tiré une balle dans le pied avec le règlement général sur la protection des données qui encadre le taitement des données personnelles dans l'Union européenne. Car elle n’a pas compris qu’il faut des datas, en médecine comme ailleurs. Or le récent article de « Science » sur le dépistage du mélanome par une IA, provient de l’université Stanford utilisant les IA... de Google !
Cette année est marquée aussi par l’entrée de la télémédecine dans le droit commun de l’exercice médical. Le colloque singulier va-t-il en être bouleversé ?
Il y a deux types de télémédecine. L’une où vous avez un docteur devant Skype et l'autre où vous avez une IA. On rentre dans la première phase, dans laquelle la télémédecine permet au généraliste de demander au chirurgien : « Que fait-on ? », et au malade de dire à son médecin : « J’ai mal à la tête ». La vraie révolution de la télémédecine ne se produira qu’ensuite. Bien sûr, je ne crois pas à une médecine désintermédiée où il n’y aurait que des IA. Mais le champ du diagnostic fait par celles-ci va augmenter progressivement. Et demain, la télémédecine sera un couple à trois : le patient avec un médecin en face, aidé par son IA.
Le DMP fait aussi partie des chantiers relancés cette année. Pourquoi tant d’atermoiements sur cette réforme ?
Parce que les systèmes d’information en santé, c’est le bordel partout sur Terre ! Regardez l’état des systèmes d’information aux États-Unis alors qu’ils dépensent des centaines de milliards en informatique de santé… Il est très compliqué d’harmoniser les thésaurus, d’avoir des médecins qui fassent des comptes rendus compréhensibles par les autres, de structurer l’information. Cela dit, si la forme actuelle du DMP n’est pas forcément très utile, c’est un premier pas. Et il y a moins de chances que cela plante que les versions antérieures qui étaient vraiment très mal conçues. Mais j’attends pour voir.
2018 rime aussi avec bioéthique. Quel regard portez-vous sur les États généraux qui se sont déroulés en France ?
La bioéthique va nous occuper pendant quelques millions d’années. Que fait-on de nos cerveaux, de nos chromosomes, de nos cellules ? On va avoir des débats, avec des clivages, des fractures géopolitiques. On le voit avec les deux premiers bébés OGM nés en Chine (un troisième est dans le « pipe »). Cette manipulation est la décision isolée d’un chercheur désavoué par la Chine et par son université. Mais sur ces questions, la Chine a une plus grande tolérance que partout ailleurs. Les premiers souriceaux conçus par deux mères, sans spermatozoïde, y ont été annoncés en octobre. Les oppositions seront de plus en plus fortes entre continents, entre religions, entre sensibilités, entre les transhumanistes et « La manif pour tous ».
Vous savez que l’intelligence est assez fortement d’origine génétique : on a annoncé en novembre, la sortie du premier test permettant d’estimer le quotient intellectuel du futur bébé en séquençant, lors d’une fécondation in vitro, le génome de l’embryon. Le laboratoire a dit qu’il ne proposerait pas aux parents la mesure du QI du futur bébé et se limiterait à l'évaluation des maladies. Mais d’autres pays le feront demain. Et dans vingt ans, la question se posera : les élites ont-elles droit d’empêcher les « gilets jaunes » d’augmenter le quotient intellectuel de leurs enfants par thérapie génique pour qu’ils rentrent à Harvard au lieu de faire un BTS à Barbezieux ?
La manipulation du génome, on y va de façon certaine. Je ne suis pas sûr que l’Europe et les États-Unis iront aussi loin que les Chinois en matière d’eugénisme intellectuel. Car ces derniers vont le faire pour augmenter le quotient intellectuel de leur pays, alors même que l’Asie de l’est est déjà la région du monde où le QI moyen est le plus élevé : 10 points de plus que chez nous à Singapour. La question va être celle de la régulation. Au plan international, celle-ci est totalement illusoire. Il y a assez peu de chance qu'on fasse la guerre à la Chine pour l’empêcher de faire de l’eugénisme si, dans 10 ou 15 ans, elle décide d’en faire, quand la technique sera au point.
Dans ce contexte, les lois de bioéthiques à la française servent-elles à quelque chose ?
Oui, pour les gens qui ne peuvent pas prendre l’avion ! Comme autrefois pour l’IVG… Cela dit, envisager des législations mondiales sur ces sujets poserait des problèmes majeurs. Si on faisait une législation mondiale sur le droit des homosexuels aujourd’hui, on les mettrait en taule, car une majorité de pays sur Terre est d'accord avec cela. On ne peut pas avoir un consensus entre tous les pays, du fait des divergences culturelles et sociologiques.
Vous évoquez l’augmentation de l’intelligence par sélection embryonnaire. Ne serait-il pas plus simple de recourir à des implants cérébraux ou à des interfaces cerveau-machine ?
Non, la plus simple façon de procéder reste la sélection embryonnaire. Et on le fait déjà. Le dépistage de la trisomie 21 est pratiqué depuis plusieurs décennies. C’est de l’eugénisme négatif. La société l’accepte. Et elle acceptera encore plus facilement l’eugénisme positif qui consistera à retenir le « meilleur » des embryons. Je ne pense pas qu’il y ait les salauds d’un côté et les bons de l’autre entre les transhumanistes et les bioconservateurs (qui s'opposent à une amélioration scientifique de l'être humain, ndlr). Ce sont des sujets très compliquées sur lesquels les deux visions du monde sont légitimes. Je suis moi-même très partagé, même si je suis plutôt un bio progressiste.
Je pense qu’on va assez vite faire de l’eugénisme intellectuel. Face à l’intelligence artificielle, beaucoup de gens vont être paumés. On voit la difficulté à gérer la crise des « gilets jaunes ». Ce n’est que le début. On est « gilet jaune » quand on a plus de mal que les autres dans le monde de l’IA et de l’économie nouvelle. Les gens les plus intelligents gagnent de plus en plus et ceux qui ont moins de facilités de moins en moins dans tous les pays du monde. Le jour où les camions se conduiront tous seuls et où il y aura des femmes de ménage robots dans les hôtels, cela ne va pas s’arranger. La pression pour faire de la neuroamélioration va augmenter considérablement - Elon Musk, le PDG de Tesla, a raison.
Les médecins sont-ils prêts ?
Mais ces techniques ne seront pas aux mains des médecins. Avec la fin du numerus clausus, les médecins de 2040 seront des Dr Bovary, à 2 fois le smic ! Les sujets compliqués en médecine ne seront plus gérés par eux. En réalité, il faudrait 50 000 médecins de très haut vol, payés comme des polytechniciens entourés d'une équipe d’une dizaine de personnes : deux infirmières, un kiné, un « data miner », un spécialiste de l’IA et une assistante sociale.
On veut que les médecins soient plus nombreux en étant de moins en moins bien payés ? Donc, on a décidé d’en faire une profession paramédicale ! Payés comme ils le sont, il n’y aura pas la possibilité de faire venir des bons dans le domaine de la médecine.
Je suis totalement opposé à la fin du numerus clausus et, au contraire, pour une diminution drastique du nombre de médecins, dotés d'une capacité à manager l’intelligence artificielle, à gérer les maladies à l’heure de la génomique et de la médecine de précision. Mais le médecin qu’on est en train de construire ne pourra pas faire cela. Il faudrait des X-Harvard. Il faudrait qu’il soit le patron d’une PME high-tech alors qu’aujourd’hui on en a fait une femme de ménage. Pour Kai-Fu Lee (expert chinois en Intelligence artificielle), le médecin de demain ne va pas du tout disparaître. Ce sera un professionnal care giver, un tiers infirmière, un tiers assistante sociale, un tiers technicien : ce n’est pas un métier de bac +10, mais de Bac +3,5… Comment voulez-vous qu’on ait des médecins capables de gérer la médecine high-tech de demain ? Mais tout le monde l’accepte. Et dans l’appareil d’État, c’est assumé : on souhaite avoir des gens pas chers à l’heure, qui gèrent l’énorme demande de soin, de réassurance d’une population vieillissante.
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