Encore émergente en France malgré son potentiel pour améliorer la pratique, la recherche clinique en soins primaires se structure. Appels à projets, appuis techniques, formations : les initiatives se multiplient pour mobiliser les médecins de première ligne.
Longtemps concentrée dans les CHU, la recherche clinique française s’oriente vers les soins primaires. Une filière associant les professionnels de santé de premier recours se structure, avec l’ambition de répondre à des questions non couvertes par les études menées à l’hôpital.
Cette évolution part d’un constat simple : « Les patients qui consultent en CHU (soins tertiaires) ne représentent qu’une portion réduite de la population exposée à un problème de santé. Pourtant, ce sont eux qui sont principalement inclus dans les essais », explique le Pr Cédric Rat, directeur du département de médecine générale de l’université de Nantes. La Pr Julie Dupouy, vice-présidente du Collège national des généralistes enseignants (CNGE), abonde : « Les patients recrutés en CHU sont déjà sélectionnés, ils ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la population et les résultats obtenus ne sont pas toujours généralisables. »
Cette observation, connue sous le nom de « carré de White », a été énoncée la première fois par le Dr Kerr White et son équipe, en 1961, dans une étude publiée dans le New England Journal of Medicine. Sur une population de 1 000 adultes suivis pendant un mois, 750 ont signalé un problème de santé, 250 ont consulté, 9 ont été hospitalisés, 5 dirigés vers un spécialiste et 1 hospitalisé dans un centre universitaire. Plusieurs fois réactualisée, cette étude a été répliquée en France par la Pr Catherine Laporte et son équipe, là encore avec des résultats similaires publiés en 2024 dans Family Practice*.
Étudier ce qui est prévalent
À l’inverse, la recherche en soins primaires permet de se pencher sur des « populations vues en médecine générale, avec des pathologies moins sévères ou chroniques », souligne le Dr Jean-Pascal Fournier, généraliste en maison de santé et professeur au sein du département de médecine générale de l’université de Nantes. D’autres questions de recherche peuvent ainsi être abordées : interventions non pharmaceutiques, suivi des malades chroniques, modèles d’organisation, coopération interprofessionnelle, parcours de soins… « Des recherches sur la prévention, par exemple, ne peuvent pas s’appuyer sur les patients vus à l’hôpital », insiste le Pr Rat. « L’intérêt est de pouvoir étudier ce qui est prévalent en médecine générale, de l’infectiologie à la santé mentale », ajoute la Pr Dupouy.
La crise sanitaire a mis en exergue certains freins à la recherche en ville, alors qu’un des objectifs des études menées pendant la période était « d’atteindre les patients à risque de forme grave avant qu’ils ne se dégradent », rappelle le Pr Rat. Le besoin de structuration avait toutefois déjà été exprimé en amont de la crise par « les acteurs de terrain : professionnels de santé, acteurs de la recherche médicale, mais aussi spécialistes des sciences humaines et sociales », explique Teddy Léguillier, conseiller scientifique du bureau Organisation et financement de la recherche à la Direction générale de l’offre de soins (DGOS).
Une première impulsion est donnée en 2021 par le ministère de la Santé, qui met alors en place un appel à projets (AAP) annuel doté de 10 millions d’euros à chaque édition. Baptisé Respir (Recherche en soins primaires interrégional), il « suscite un fort engouement », témoigne Lionel Da Cruz, chef du bureau susnommé. Cette initiative a été « un appel d’air », confirme le Dr Fournier, lui-même impliqué dans plusieurs essais.
Depuis le lancement, 42 projets ont été soutenus chaque année. Les porteurs viennent de structures variées : maisons de santé pluridisciplinaires, centres de santé ou encore établissements hospitaliers impliqués dans les soins primaires. « Cette diversité reflète la dynamique croissante de la recherche en ville et en milieu hospitalier de proximité », souligne Lionel Da Cruz.
Sur le terrain, les sept groupements interrégionaux de recherche clinique et d'innovation (Girci), répartis sur l’ensemble du territoire et chargés par le ministère de la sélection des lauréats de l’AAP, apportent un « accompagnement sur mesure » aux investigateurs mais aussi aux professionnels qui souhaitent simplement participer à la recherche, explique Bastien Mézerette, coordinateur du Girci d’Île-de-France. Chaque structure régionale propose une formation aux bonnes pratiques cliniques (BPC), passeport indispensable pour la recherche et « levier de réussite », selon le Pr Rat. Et certains Girci disposent de méthodologistes pour accompagner la rédaction des projets.
« Au plus près du patient »
En complément de l’AAP, une deuxième impulsion est venue du réseau F-Crin (French Clinical Research Infrastructure Network), qui a lancé Must (pour Multidisciplinary Universitary Research Network for Primary Care) en septembre 2024. Porté par le CNGE et coordonné par les Prs Julie Dupouy et Cédric Rat, cette initiative vise à développer la recherche « au plus près du patient », dans les maisons de santé pluriprofessionnelles, les centres de santé, les cabinets de médecine générale, les Ehpad et même à domicile.
Le plus simple pour se lancer est d’identifier un projet qui vous parle et de se faire accompagner
Dr Jean-Pascal Fournier, généraliste en maison de santé à Nantes
Une des sources d’inspiration du réseau Must est le Réseau-1, au Québec, dans lequel les acteurs de la recherche se consacrent aux centres de santé labellisés. « C’est un modèle vertueux avec des projets de recherche répondant aux besoins identifiés par les cliniciens », relève le Dr Fournier.
D’abord déployé en Occitanie, Pays de la Loire et Île-de-France, en lien avec les sites universitaires de Toulouse, Nantes et Paris, le réseau français s’élargira, dans les cinq prochaines années, à 15 nouveaux sites, au rythme de trois par an. L’objectif est que chacun dispose de personnels de recherche (biostatisticiens, méthodologistes, sociologues, économistes, etc.) dédiés à l’accompagnement des soignants. Cet appui technique et administratif permettra que l’activité de recherche « ne perturbe pas le soin », relève le Dr Fournier.
À l’instar de l’étude Adoma sur l’antibiothérapie différée dans l’otite moyenne aiguë, menée par le CNGE et l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, ces recherches vont « apporter des réponses concrètes pour la pratique en soins primaires », insiste la Pr Dupouy.
En février, un colloque de la DGOS a officialisé un groupe de travail sur l’organisation de la recherche clinique en ville, en particulier pour ce qui est de la mise en place de financements adaptés et pérennes et de la création d’une fédération nationale de recherche en soins primaires.
D’ores et déjà, un professionnel des soins primaires souhaitant s’impliquer dans la recherche peut « se rapprocher des équipes constituées localement, via les Girci ou les départements de médecine générale, recommande le Dr Fournier. Le plus simple pour se lancer est d’identifier un projet qui vous parle et de se faire accompagner. »
*C. Laporte et al. Family Practice, avril 2024.
DOI : 10.1093/fampra/cmad098