La fin de votre mandat a été marquée par la crise du Covid-19. Quel impact a eu l’épidémie sur le fonctionnement de l’agence ?
Dominique Martin, directeur général sortant de l’ANSM : Notre agence a été très active sur ce sujet. Sur les médicaments d’abord, de très – voire trop (car redondants) – nombreux essais cliniques ont été mis en place. À côté des comités de protection des personnes (CPP), l’ANSM est intervenue pour autoriser ces essais dans des délais très courts, de l’ordre d’une douzaine de jours au début de l’épidémie, alors que le délai légal est de 60 jours. Nous avons également réagi très tôt sur le risque de pénurie de médicaments destinés au marché européen, en particulier sur la production de matières premières, quand l’épidémie a commencé à toucher l’Asie. Nous avons aussi été très mobilisés sur les médicaments impliqués dans le Covid : ceux participant aux essais cliniques, mais aussi ceux de réanimation (curares, sédatifs). Pour ces produits, la tension d’approvisionnement a été importante, puisque leur consommation a été, un moment, multipliée par vingt à trente. On est donc allés chercher des produits à travers le monde. Nous avons par ailleurs participé à réguler l’usage de certains médicaments, avec le Haut conseil de la santé publique et les instances ministérielles. Ainsi, au début de l’épidémie, le Kaletra® et l’hydroxychloroquine ont été interdits à la délivrance en ville pour éviter les problèmes de rupture pour les patients séropositifs ou atteints de lupus, normalement traités par ces molécules, mais aussi pour limiter la survenue d’effets secondaires liés à ces produits. Avec Epi-Phare, nous avons effectué une surveillance de la consommation des médicaments, qui a montré une forte chute de la vente de vaccins, de produits liés à des explorations fonctionnelles, etc. L’ANSM est aussi parfois sortie de son champ de compétence pour, par exemple, assurer la régulation directe des médicaments de réanimation entre avril et juillet.
Dans le domaine des dispositifs médicaux, nous sommes surtout intervenus sur les matériels de réanimation et sur les masques, en travaillant notamment sur les normes.
Quel regard portez-vous sur le battage autour de l’hydroxychloroquine ? L’ANSM s’est-elle suffisamment fait entendre ?
D.M. : La demande de RTU pour l’hydroxychloroquine dans le Covid-19 émise par l’IHU de Marseille était tout à fait légitime et nous avons instruit le dossier avec beaucoup d’attention, en nous basant sur les très nombreuses études publiées. Ce travail a montré qu’il n’y avait aucun argument scientifique de présomption d’efficacité. Les études randomisées dont nous disposons ne sont pas en faveur de cette molécule quel que soit le stade de la maladie. Par ailleurs dans l’indication de Covid, des travaux ont montré une augmentation d’effets indésirables de l’association hydroxychloroquine-azithromycine (liés à des dosages relativement élevés, des patients fragiles…). Et les centres de pharmacovigilance (CRPV) ont observé une augmentation significative des effets secondaires liés à l’usage de ces molécules, surtout lors du fort pic de consommation fin mars-début avril. Tous ces arguments expliquent pourquoi l’ANSM n’a pu attribuer de RTU pour l’hydroxychloroquine dans le Covid-19.
Mais il est vrai qu’il y a eu un tel brouhaha médiatique que la parole scientifique n’a guère été entendue. Cependant, je ne suis pas certain qu’en intervenant de façon plus insistante, au risque d’alimenter la polémique, nous aurions été plus productifs et persuasifs. Aujourd’hui, d’une certaine manière, l’hydroxychloroquine a quitté l’univers du médicament pour aller vers celui du débat d’opinions. L’ANSM n’est pas une agence d’opinions, mais bien l’agence du médicament !
Que ce soit pour le cannabis thérapeutique ou le baclofène, plusieurs dossiers récents ont quand même mis en exergue le poids croissant des aspects sociétaux dans certaines de vos décisions…
D. M. : Nos choix et nos décisions reposent sur des arguments scientifiques, mais aussi de santé publique. Dans le cas du baclofène, l’AMM a été le fruit de vastes débats tenant compte d’avis parfois contradictoires entre hépatologues, addictologues, généralistes, associations de patients, etc. Mais il est vrai que la décision s’est davantage basée sur des arguments empiriques que sur des essais cliniques. Nous nous sommes fortement appuyés sur le Code de santé publique, comme il nous est permis de le faire avec des arguments majeurs (la consommation excessive d’alcool est responsable d’environ 50 000 décès par an, très peu de traitements efficaces sont disponibles…), bref des arguments forts de santé publique. On a pris la décision d’une AMM « conditionnelle » bien encadrée, avec une posologie stricte car il n’était plus possible de continuer la mise à disposition du baclofène dans cette indication avec une RTU qui datait de 2014. Avec l’AMM qui vient d’être confirmée, nous pourrons mettre en place une évaluation précise et effectuer une véritable étude clinique pour connaître réellement l’intérêt de ce médicament dans l’alcoolo-dépendance.
Votre mandat a aussi été marqué par une forte hausse des pénuries de médicaments. Comment expliquez-vous cette évolution ?
D. M. : Les pénuries de médicaments ont effectivement augmenté de façon rapide, le nombre de signalements doublant quasiment chaque année. Et contrairement à ce que disent certains, il y a une vraie problématique qui n’est pas liée uniquement à la question du « thermomètre ». Certes, les laboratoires sont incités à signaler davantage les situations à risque de pénurie, sous peine sinon de sanction financière. Mais il y a aussi un problème de fond lié à la nature même du marché du médicament qui est un marché en flux tendu très mondialisé et complexe. Il est indéniable que le modèle économique est en soi à la source d’une partie du problème.
À l’agence, nous sommes chargés à la fois de faire en sorte que les pénuries soient anticipées au maximum, en lien avec les industriels mais aussi de gérer les risques le cas échéant par des alternatives, des importations, etc. Mais il faut également traiter le problème de fond. Dans certaines situations, la relocalisation de la production en Europe pourrait avoir un intérêt et permettre de sécuriser un certain nombre de circuits.
À mon sens, il y a aussi un lien entre ces questions de pénurie et nos pratiques collectives. Plus on consomme, plus on a de risques de rupture. Or la France est un pays qui consomme beaucoup de médicaments. Pour les corticoïdes par exemple, nous nous sommes rendu compte que nous en consommions trois à quatre fois plus que les pays voisins.
Les alertes de pharmacovigilance sont aussi de plus en plus nombreuses. Pourquoi ? Est-ce qu’il n’y a pas de la part des agences du médicament une tendance à la surprécaution ?
D. M. : Je ne crois pas qu’il y ait d’excès de notre part. Notre politique n’est pas d’ouvrir le parapluie à tout prix.
Comme l’information circule de plus en plus, avec des déclarations d’effets secondaires qui peuvent remonter directement des patients depuis la loi de 2011, on a forcément de plus en plus de signaux. Ces signaux sont explorés par les CRPV qui procèdent à une analyse clinique de l’imputabilité. Si le problème est avéré, notre rôle est de le traiter soit par de l’information éclairée du praticien et du patient si le médicament doit malgré tout être prescrit, soit par d’autres mesures plus restrictives qui peuvent aller jusqu’à l’interdiction si le médicament présente des risques majeurs et un bénéfice risque négatif.
Tout en sachant, que la plupart des médicaments ayant des AMM européennes, les décisions se prennent le plus souvent au niveau européen ce qui permet de faire des comparaisons et d’avoir beaucoup plus de puissance.
Début novembre, l’ANSM a été mise en examen dans l’affaire de la Dépakine®. N’y a-t-il pas eu des failles dans l’information donnée aux professionnels de santé et aux patientes ?
D. M. : Depuis des années, l’ANSM travaille afin de limiter l’exposition au valproate des femmes en âge d’avoir des enfants ou enceintes. Les prescriptions ont été particulièrement encadrées et limitées. Et les démarches entreprises ont porté leurs fruits, puisque nous sommes passés d’environ 1 500 femmes enceintes exposées à ce médicament en 2010 à un peu plus de 200 par an aujourd’hui.
En termes d’information, nous avons fait des mises au point précises sur ce sujet, en tenant compte des données scientifiques dont nous disposions. La complexité de cette affaire tient en grande partie à l’information délivrée de façon générale aux patients qui a fortement évolué ces dernières années, mais aussi à la teneur de cette information. Le valproate a été commercialisé il y a de très nombreuses années. Jusqu’en 2010, on n’informait pas directement les patients sur les risques liés aux médicaments, de peur que certains arrêtent leur traitement de leur propre chef en se mettant alors en danger. Aujourd’hui, les règles ont changé. Ainsi, médecins et patients reçoivent la même information pour que puisse se tenir un débat éclairé en consultation. Autre changement récent : si auparavant, les informations sur les médicaments n’étaient diffusées que si elles étaient entièrement validées scientifiquement, désormais même incertaines, elles sont délivrées aux médecins comme au grand public.
Enfin, la complexité tient aussi aux différents acteurs impliqués dans cette affaire, comme les laboratoires pharmaceutiques, les prescripteurs, etc. L’instruction de cette affaire va sans doute se dérouler sur plusieurs années, et nous souhaitons que toute la lumière soit faite. L’ANSM se tient à la disposition de la Justice pour répondre à toute question. Par ailleurs, je tiens à redire que nous sommes bien évidemment aux côtés des victimes dont nous mesurons toute la souffrance.
Certains mésusages ont abouti à des restrictions de prescription, notamment pour les généralistes. Cela ne risque-t-il pas d’augmenter la défiance des médecins vis-à-vis de l’ANSM ?
D. M. : Le fait de réserver la primoprescription à des spécialistes n’est pas une réponse générale au mésusage mais une mesure exceptionnelle qui n’intervient qu’en cas de problèmes de sécurité majeurs, comme pour le valproate ou encore l’isotrétinoïne.
Le mésusage est un problème complexe face auquel notre position est d’être le plus pédagogique possible en accompagnant les médecins vers la meilleure prescription possible. Notre volonté est d’apporter de l’information, qui soit disponible et accessible aux médecins.
Justement, estimez-vous être suffisamment proche des médecins de terrain et notamment des généralistes ?
D. M. : L’agence a beaucoup bougé en quelques années, avec notamment l’ouverture vers les patients mais aussi les professionnels de santé. Mais il faut continuer. Nous sommes totalement conscients du fait que notre accès aux professionnels de santé et notamment aux généralistes n’est pas encore suffisamment développé et que nous devons améliorer notre image pour être perçus comme plus légitimes. Nous avons déjà renforcé nos relations institutionnelles, notamment avec le Collège de la médecine générale avec qui nous développons des projets communs. Par ailleurs, nous avons désormais un canal direct pour faire parvenir des informations de sécurité aux praticiens. Enfin, notre site internet est en voie de simplification et nous sommes en train de mettre en place une interface entre l’agence et l’extérieur, afin notamment d’être en capacité de répondre plus facilement aux médecins.
Mais nous devons développer de manière parallèle l‘information aux patients et aux médecins, car selon moi, ce que l’on vise c’est le dialogue entre les deux. Il faut donc que l’on s’assure que l’un et l’autre aient des informations fiables. Or, le Lévothyrox a bien montré que la délivrance de l’information pouvait être compliquée…
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